(Illustration par Giorgio Sangiorgi)
Chers
amis,
Nous
avons le plaisir de vous présenter le deuxième numéro de BABELICUS
en langue française.
Le
rythme de parution prévu est de deux numéros par an.
Seront
retenus les meilleurs récits et ceux qui répondent aux critères de
respect des autres cultures.
Les
auteurs conservent tous leurs droits sur leurs textes.
Pour
permettre la poursuite et le développement du présent projet nous
demandons aux auteurs de langue française qui sont intéressés
d’envoyer leurs contributions au responsable de l’édition
française de la nouvelle revue virtuelle: Pierre Jean
Brouillaud
L’Armoire - Jean-Pierre Carrère *
Les
mille bruits de la vie quotidienne me parviennent faiblement du
dehors. J'ouvre les yeux : face à moi... une armoire me regarde.
Interloqué, je me redresse et mon regard parcourt la pièce dans
laquelle je me trouve. D'épais rideaux laissent entrer une faible
luminosité. La demi-pénombre n'arrive pas à masquer la pauvreté
des lieux : un papier mural, sale et déchiré par endroit, un évier
ébréché dans un coin, une porte de bois à la peinture écaillée,
un lit de fer vétuste sur lequel je suis assis, une ampoule nue
accrochée à un plafond fissuré, un parquet de béton brut et,
incongrue dans ce décor, une armoire magnifique, au chêne patiné
par le temps. Adossée au mur, elle trône, émettant une aura de
puissance, paraissant vivre et respirer selon un rythme inconnu.
Derrière
moi, je devine une immense glace murale que je n'ose regarder. Je
reste là, toute la journée, regardant fixement l'armoire, attendant
je ne sais quoi. Je me souviens m'être levé pour grignoter un
morceau et boire un peu d'eau. Puis, je suis revenu m'asseoir sur le
lit en observant, encore et toujours, ce magnifique meuble, jusqu'à
ce que, recru de fatigue, je m'assoupisse.
MARDI
Je
me réveille avec l'impression de ne pas avoir dormi de la nuit. Je
reste allongé, les yeux fermés, attentif au moindre bruit : le
grincement du lit accompagnant chacun de mes mouvements, le léger
"flop... flop..." du robinet qui goutte, le bourdonnement
confus et assourdi de la rue, les infimes craquements de
l'armoire.
L'armoire...
Son corps a de la grâce et ses montants, joliment sculptés,
encadrent deux vantaux d'une beauté sobre et élégante. La corniche
supérieure se termine par un fronton au motif compliqué et
énigmatique. Ses quatre pieds, au dessin ferme, l'ancrent solidement
au sol. Au milieu du cache-entrée finement ciselé, une clef... une
clef qui attise ma curiosité et me laisse présager des secrets
jalousement gardés.
MERCREDI
Je
n'ai pas dormi de la nuit et le matin me surprend dans la même
position et la même attente. Quelle est la finalité de la présence
d'une telle armoire dans un endroit aussi misérable ? Que
cache-t-elle dans son ventre ? Quels secrets recèlent ses entrailles
? Quelle monstruosité abrite-t-elle en son sein ? Je m'assieds au
bord du lit et m'aperçois que je suis nu - horriblement, atrocement
nu - ce qui renforce mon angoisse, mon désarroi, face à une
situation que je ne maîtrise pas. La peur s'infiltre insidieusement
dans mon corps. Je me recroqueville contre le lit, m'adosse à l’un
de ses montants, attrape les draps pour m'en recouvrir et cacher ma
honte, pour fuir mes craintes et m'isoler dans une fausse quiétude,
une illusion de sécurité. Mes pensées se disloquent, je tombe dans
un puits sans fond, me referme sur moi-même et me retire à l'abri
des replis du néant, toujours plus loin, toujours plus profond.
Calme... Sécurité... Paix... Sommeil...
JEUDI
Je
suis dans une barque, sans moteur ni rame, qui glisse dans un océan
de brume, baigné d'une lueur bleue nuit, presque noire. Un profond
silence entoure toutes choses. Au loin, une montagne abrupte,
escarpée, approche lentement. Une puissante force me dirige
inexorablement vers ces pics qui déchirent le ciel. Au sommet,
l'armoire : inaccessible, mais combien attirante ! Elle rayonne de
bonheur, de joie et un impérieux besoin me guide vers elle. Une
voix, très haute, pure comme un diamant, mais froide, désincarnée,
privée d'émotion, s'élève soudain dans les airs, donnant à mon
voyage une urgence vitale. Des voiles m'enlacent, se resserrent
autour de moi, m'étouffent, m'étranglent... Je me réveille en
sueur, entortillé dans les draps. Je me dresse et, sans prendre
garde à ma nudité, me dirige vers l'armoire. La clef est tiède
entre mes doigts. Les deux vantaux s'ouvrent silencieusement sur
leurs gonds. L'intérieur est vide, aucune menace n'en sort : plus de
peurs, d'angoisses et de craintes. Je retourne m'asseoir sur le lit
et la contemple longuement. Le soir venu, je m'en approche
sereinement, entre à l'intérieur et referme les portes.
VENDREDI
Je
n'ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Malgré le manque d'espace,
je ne ressens aucune courbature ni gène. Je suis serein, heureux et
me sens en sécurité dans le noir qui m'enlace. Mes mains caressent
amoureusement le bois poli qui m'entoure. Plus rien n'existe que moi
et "ELLE". Elle me protège et me cache tendrement en son
sein où rien ne peut m'atteindre. Dans cet espace clos que je peux
parcourir entièrement du bout de mes doigts, je fais face à mon
destin. Le passé est révolu, enfoui dans l'oubli de ma mémoire. Le
futur - cette horreur qui nous traîne vers la mort - a disparu,
englouti avec le monde que j'ai rejeté. Seul compte le présent et
la sécurité de l'instant, dans un environnement où je suis nu,
comme l'enfant qui vient de naître, et qui me berce tendrement comme
le ferait la mère que l'on porte tous dans son cœur. Le temps est
mort, figé dans ce moment éternel où je suis et où je me contente
d'être.
SAMEDI
Je
viens de remarquer cette lueur qui filtre entre les portes mal
fermées, grignotant progressivement l'obscurité protectrice qui
m'entoure. De faibles bruits me parviennent de l'extérieur.
N'aurais-je pas réussi à tuer l'univers en le bannissant hors de
mon esprit ? Et cette faim qui soudain me tord les tripes ! J'ouvre
les portes pour sortir... et les referme aussitôt. Cachée dans la
glace murale accrochée au dessus du lit, une autre armoire m'épie.
Une sueur glacée me recouvre instantanément. Le danger est là qui
m'attends et me guette. J'ouvre imperceptiblement un des battants
pour l'observer. Sous la lumière crue de l'ampoule électrique, elle
parade dans son miroir, sans chercher à se cacher. Une de ses portes
est ouverte et j'ai l'horrible sensation que quelque chose (quelqu'un
?) m'épie, caché dans l'ombre impénétrable. Mon regard accroche
au passage le repas froid qui attend sur la table. Ma faim se
réveille et la soif dévorante, qui me dessèche la gorge, devient
intolérable. Je regarde à nouveau vers la glace murale : quelque
chose semble bouger à l'intérieur de l'autre armoire. Je tire la
porte pour me réfugier dans mon cocon, ferme les yeux pour ne pas
voir l'invasion lumineuse qui s'infiltre inéluctablement, amenant
avec elle un filet d'angoisse, une peur ancestrale qui me taraude les
chairs.
DIMANCHE
J'ai
mal dormi. Je suis fourbu, courbaturé. L'armoire gémit et craque à
chacun de mes mouvements : elle semble vouloir m'expulser, me rejeter
hors de son ventre. Tapie dans l'ombre, une chose avance
progressivement vers moi, s'insinue dans mes jambes glacées, remonte
le long de ma colonne vertébrale en me faisant frissonner,
s'approche de mes pensées intimes, de mon moi secret, pour me gober,
me digérer, m'annihiler. Brusquement, je me jette hors de l'armoire
et, d'un seul mouvement, plonge sous le lit. La lumière est éteinte
et, malgré les douleurs d'une seconde naissance, je sens que la
pénombre me cache et me protège. L'armoire s'est refermée. Elle
attend patiemment, adossée à son mur. Je sors la tête de dessous
le lit pour regarder le miroir. L'autre armoire est toujours là et
ne semble plus menaçante. Mes craintes reculent pour se perdre au
fond de ma mémoire. Je ressens un besoin de calme, de repos. Je
mangerai et boirai demain.
LUNDI
Les
mille bruits de la vie quotidienne me parviennent faiblement du
dehors. J'ouvre les yeux : face à moi... une armoire me regarde...
©
Jean-Pierre
Carrère. Reproduit avec l’aimable autorisation de ses ayant-droits
* Né
en 1942 et décédé en 1994 des suites d’une cruelle maladie,
Jean-Pierre Carrère travaillait à la poste. Il nous a laissé des
poèmes et des nouvelles qui ont été très remarquées.
L’association
INFINI (littérature de l’imaginaire) a publié en 1997 un recueil
intitulé LA CORRESPONDANCE dont le texte ci-dessus est extrait. Les
textes de Jean-Pierre figurent également sur le site
http://planque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm
Du
sang coule sur mes mains. Des gouttes étoilent l'émail de la
baignoire. Je ne me suis pas entaillé. Du moins, je ne m'en souviens
pas. Et pourtant, tout ce sang sur mes mains... J'ai fait la fête
hier. Complètement saoul. Pire que ça... J'ai dû draguer deux ou
trois minettes, comme d'habitude, mais j'ai tout oublié ! La douche
me fait du bien et chasse le sang qui continue de couler sur mes
jambes et mes pieds avant d'être avalé par la bonde d'évacuation.
J'ai peur. À mesure que l'eau froide ravive mes pensées, je
reprends conscience. J'ai dû me blesser bêtement, comme lorsqu'on
se rase de travers ; une entaille superficielle, mais qui pisse le
sang. Pourtant, je n'ai aucune blessure, aucune plaie. Rien !
J'ai dû rêver.
Bon
Dieu, quelle trouille j'ai eue. Me voilà sorti de ce cauchemar. Pour
commencer, je me verse un verre de scotch. Non, un café. Plus tard,
j'essayerai de contacter Joe. Lui saura, peut-être... La fenêtre
exiguë qui donne sur Paris, est embuée. Je l'ouvre sans grande
conviction. Le bleu qui jaillit dans ma chambre de bonne m'oblige à
fermer les yeux tant la lumière est crue. Tout en bas, les premiers
piétons commencent leur pérégrination matinale. On est à
mi-juillet et, comme je n'ai pas pris de vacances cette année,
j'essaye d'oublier qu'ailleurs le ciel brille et qu'une foule de
veinards écoute le refrain intermittent des vagues. Je passe ma tête
à travers la lucarne, emplis mes poumons d'un bon bol d'air pollué.
Deux fois, trois fois. C'est un rituel qui me permet chaque jour de
m'imprégner à fond de l'air parisien.
Tiens ! De
l'autre côté de la rue, une lucarne retient mon attention, une
lucarne que je n'avais jamais remarquée auparavant. C'est étrange
comme la mémoire sélectionne certains faits jugés sans intérêt,
enregistre secrètement de tous petits détails. Quand la réalité
nous dévoile ces choses que notre esprit a retenues dans l'ombre, on
croit rêver. Rêver, comme ce rêve de sang... rouge. Derrière
l'étroite lucarne apparaît un visage flou. J'ai l'impression qu'il
appelle au secours. Puis il disparaît aussi rapidement qu'il est
apparu.
Je
m'étends sur mon maigre sofa, qui date du Premier Empire, peut-être
même d'avant. En son centre s'élargit, jour après jour, un trou
dans lequel il m'arrive d'écraser mes mégots. Qui sait, peut-être
y dissimulerai-je un jour mon magot ? Vieux garçon proche de la
quarantaine, traînant de bar en bar, bardé de diplômes sans grande
utilité sinon celle de pouvoir donner des cours à bon marché de
temps en temps. Vieux garçon pétri de fantasmes et de rêves
enfouis dans un inconscient à fleur de peau. Un type qui aurait
peut-être pu mener une vie paisible si sa jeune amie ne l'avait pas
quitté comme un malpropre. Vieux garçon, tout juste bon à se
saouler dans des fêtes organisées par de petits bourgeois, à
rédiger, le reste du temps, des scénarios tirés par les cheveux
pour des magazines qui paient à la page ou, pire, à la ligne. Une
misère !
Il
est encore très tôt dans la matinée. Quelques pigeons fatigués
viennent picorer les miettes de pain rassis que je dépose à leur
intention sur le rebord de la lucarne. Ils sont vieux et laids, mais
j'aime leur compagnie. Le café est encore chaud. Je m'allonge sur
mon lit. Ça va mieux. Pour accompagner la fatigue, j'ai choisi un
livre dans l'immense bibliothèque qui me surplombe. Quand se
décidera-t-elle à s'effondrer sur moi ? J'imagine la Une des
journaux : « Il
meurt étouffé sous une pile de livres. On soupçonne Victor Hugo et
la somme énorme de ses écrits d'être à l'origine de cet
abominable crime. »
J'ouvre
le livre. Soudain, une goutte de sang vient perler sur la page de
gauche. Je lâche l'épais roman pour regarder la paume de mes mains.
Elles saignent. Pourtant, je ne sens rien, pas la moindre douleur. Un
cri retentit qui me tire vers la porte. C'est venu du dehors. De
l'autre côté de la rue.
Je
passe une nouvelle fois la tête par la petite fenêtre. Derrière la
lucarne de l'immeuble d'en face, un visage de femme, déformé par la
peur. Je ne connais personne de l'autre côté de la rue. Pas même
une adolescente que j'aurais suivie jusqu'au pas de sa porte.
Personne. Ses traits se précisent, ses yeux sont grand ouverts. Son
regard est braqué sur le mien. Et mes mains saignent. Puis le sang
s'évanouit une nouvelle fois. Je demeure immobile, sur le point de
vomir avec une seule idée en tête : descendre me fondre dans la
foule grandissante des premiers badauds de l'aurore. Derrière la
petite lucarne, il n'y a plus personne.
Je
reste à scruter les environs. En vain. Le téléphone sonne. Je me
précipite et décroche. Lory est au bout du fil. Sa voix rieuse
semble pour une fois pleine de reproches :
— Que
fais-tu ? demande-t-il. Tu devrais être là.
— Je
... Je... Qu'est-ce que tu racontes ?
— Sacré
farceur ! Tu as oublié qu'on fêtait mon anniversaire ce soir. »
Je
m'en souviens bien, trop bien, et je ne comprends pas pourquoi Lory
m'appelle à une heure si matinale.
— Alors,
insiste-t-il, tu viens, oui ou non ? Serais-tu dans les bras d'une
nouvelle conquête ?
— Tais-toi.
Je ne comprends rien.
— Allez,
dépêche-toi, résonne la voix au bout du fil. Il est déjà sept
heures. »
Lory
raccroche. Je regarde ma montre : sept heures et quart du matin,
l'heure à laquelle je me réveille d'ordinaire pour chercher un
travail plus consistant. Un vrai
travail ! Mais pas un dimanche, non ! Surtout après une cuite comme
celle d'hier soir. Un gros nuage passe devant la lucarne,
obscurcissant du même coup la chambre minuscule dans laquelle j'ai
l'habitude de passer la majeure partie de mes jours et de mes nuits.
J'ai encore mal à la tête. Pourtant, il me semble avoir dormi
longtemps, d'un sommeil très lourd. Nous sommes dimanche et je ne
m'explique pas l'appel de Lory. Nous avons fêté son anniversaire
hier soir. Les minutes s'écoulent, interminables, et je ne cesse de
regarder mes mains. La pendule murale lance son tic-tac obsessionnel.
Il est bientôt huit heures. Du soir, du matin ?
Huit
heures douze. Le sang coule à nouveau sur mes mains et le long de
mes poignets. J'essaye de me souvenir. Un cri à nouveau, plus fort
que le précédent. Je me lève et cours à la lucarne. Elle est
là-bas, nue derrière la vitre. Les rayons du soleil s'attardent sur
son corps.
Un
mince filet de sang s'échappe de sa poitrine. Huit heures treize. Je
continue de regarder sans rien comprendre. Une main saisit la fille à
la gorge. Elle tombe à la renverse. Mes mains recommencent à
saigner. Huit heures trente. Je n'ose bouger. Je sais que je ne peux
rien faire. Si, une seule chose : appeler la police. Je compose le
numéro en toute hâte. Le commissariat du quartier me répond qu'ils
vont vérifier. Je leur demande de me rappeler immédiatement.
Quelques minutes plus tard, la sonnerie, stridente. Je fais un bond.
— C'est
bien vous qui venez de nous appeler ?
— Oui,
pourquoi ?
— Ne
recommencez pas. C'est une très mauvaise plaisanterie...
— Qu'est-ce
que vous dites ? »
Je
reste cloué devant le combiné sans ajouter un mot. Ils ont
raccroché. Rouge sang, dans mon esprit, dans tout mon corps. Je
crois devenir fou. Complètement dingue. Ce doit être ça, la folie.
Croire qu'on est le matin, alors que la nuit tombe, recevoir de faux
appels, ou bien voir des crimes aux quatre coins des rues. Ce
pourrait être ça. À moins que... J'ai honte et j'ai peur. J'ai
bien trop bu, hier soir. Pas n'importe quoi, c'est vrai ! Mais pas
fumé une seule fois. Alors ? Qui aurait pu glisser dans mon verre
une saloperie ? Je parviens peu à peu à me remémorer les
invités. Une blonde, grande, élancée, très belle me lance des
regards de temps à autre. Une petite brune aussi, aguicheuse, qui a
remarqué le manège entre la blonde et moi. Une myriade d'autres
visages défilent sous mes paupières. La blonde discute un long
moment avec moi. Elle vient de Roumanie. Son accent est prononcé.
Elle me plaît bien. La petite brune me lance des regards inquiets.
Comme si elle allait perdre sa proie. Lory lui aussi me regarde,
amusé. Les verres ne cessent de se remplir. La musique est forte,
rock poussé à fond dans les graves. Back
cave
et compagnie. Puis la nuit. Mes souvenirs s'effacent d'un seul coup.
La
pendule indique à présent dix heures. J'ai dû faire un bond dans
le futur, ou bien m'être rendormi alors qu'ils m'attendent tous à
cette maudite fête.
Je téléphone à Lory. Sa petite amie
me répond qu'il est déjà parti. Je raccroche, les mains
tremblantes. Le temps continue de tourner, mais rien ne prouve qu'il
s'écoule du passé vers le futur, rien ! Tout semble s'être arrêté
soudainement. Pourtant, le temps cogne en moi. Et si j'étais en
train de dormir... Je devrais être capable de me réveiller. Il
suffirait alors de rêver que je mets fin au rêve. J'y suis déjà
parvenu. Mais peut-être suis-je déjà éveillé ! De nouveau, les
souvenirs m'assaillent. La petite brune m'a rejoint. Son décolleté
est entrouvert et je peux admirer ses seins. Elle sourit et ne cesse
de parler, mais je n'entends pas ce qu'elle me dit. La blonde est
repartie au bar. Un grand type me bouscule, que je ne connais pas. Il
me dévisage méchamment. La petite brune est avec lui. Je me dirige
vers le bar. Les deux femmes se lancent des regards pleins de haine.
J'ai envie de rire.
J'ouvre
les yeux. Une hypothèse saugrenue me traverse l'esprit. Je suis en
train de vivre un événement qui n'a pas encore eu lieu. Mais qui
vient du passé ! C'est bien là, le hic! Je sens que je suis au cœur
du problème. Les taches de sang sur mes mains, ces appels désespérés
d'une femme qu'on est en train de blesser de l'autre côté de la
rue. Je suis le seul témoin. Le sang ? Une projection de l'esprit de
la jeune victime dans le mien. Non, ça ne tient pas debout.
Pourtant, je ne rêve pas ! Je me souviens très bien à présent de
mon retour ici, hier soir. Je... je n'étais pas seul. J'ai fait
l'amour avec cette petite brune ou bien cette blonde. Mais quel
rapport avec ce qui se trame là-bas ?
Pourquoi ce sang
sur mes mains ? Si rouge !
Elle
est belle. Je ne l'aurais pas crue si sensuelle. Ses seins sont
magnifiques. Elle se donne à moi sans retenue. Nous sommes debout,
quelque peu ivres, et j'ai du mal à ne pas tomber.
Je
ne parviens pas à croire que je suis sorti avec cette fille. Un cri,
à nouveau, puis des bruits de pas dans l'escalier. J'essaye de
sortir de mes rêveries. Je cours vers la lucarne. La pendule indique
à présent deux heures et, il fait nuit ! Un cri résonne dans ma
tête, j'ai mal... Le cri vient d'en bas, d'en face, de là-haut. De
nulle part. La fenêtre d'en face est murée, c'est impossible ! Non,
il n'y a jamais eu la moindre fenêtre, ni le moindre immeuble en
face de chez moi. Juste un vieil entrepôt. Je me retourne, mes mains
saignent. Les pas redoublent de force dans l'escalier. Ils entrent
sans frapper. Ils sont sur moi et me passent les menottes. Je ne
comprends pas. Une larme coule sur ma joue.
Le
grand type de la soirée me regarde cruellement. Une femme glisse
contre mon corps. Son visage est rouge comme le sang de mes mains,
ses lèvres déformées par l'angoisse. Sa tête s'écrase contre la
lucarne et ses yeux regardent au dehors, en face... Sur mes mains, du
sang coule ! Et dans la poitrine de la petite brune que j'ai
rencontrée hier au soir, une large blessure. Un policier prend la
parole. Je reconnais sa voix. C'est celle que j'ai eue au bout du
fil... ce matin même. Au même instant, la sonnerie du téléphone.
Un message sur le répondeur, de Lory :
«
Dépêche-toi, Fred, nous t'attendons. Tu vas t'en donner à cœur
joie... »
©
Patrick
Raveau. Reproduit avec l'aimable autorisation de l’auteur
|
Ce
texte figure également sur le site
http://planque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm
* Patrick
Raveau a publié une trentaine de nouvelles, de nombreux textes de
poésie et des essais sur les poètes contemporains, ainsi qu’un
roman de science-fiction. Il enseigne la philosophie en région
parisienne.
Les coulers de l’aurore - Pierre Jean Brouillaud *
Il
serait temps de créer un monde, dit Sahyani.
Son
compagnon Sashivekalu, qui avait, à ce moment-là, pris la forme
d’un singe, se mit à danser de joie. Sashivekalu aimait les
nouveautés.
-
Un monde qui dure, reprit Sahyani. Pas de ceux que les dieux sont
obligés de détruire périodiquement parce qu’ils tournent mal. Au
point que les dieux ont créé des cycles que l’univers traverse
avant de connaître, à la fin de chaque période, la Grande
Dissolution.
Et
Sahyani savait bien que les hommes se trouvaient à la fin de l’âge
noir, Kaliyuga, le quatrième.
D’autre
part, il y avait tant de grands maîtres, prétendus sages, qui
créaient des mondes pour tromper l’ennui, mais qui, trouvant leur
jouet encore plus ennuyeux que le vide, le rendaient au néant.
-
Est-ce que moi aussi, je veux créer un monde pour tromper mon ennui,
se demanda Sahyani.
Sashivekalu
fit la grimace. Il n’aimait pas que Sahyani se pose ce genre de
question, car, alors, il ne faisait rien. Et lui, Sashivekalu, avait
hâte de voir le nouveau monde que Sahyani lui laissait espérer.
Pour l’encourager, il tourna sur lui-même à la façon d’une
toupie. N’avait-il pas toujours entendu dire que les dieux créaient
le monde en dansant ?
Sahyani
décida qu’après tout il y avait encore place pour un monde. A
condition de ne pas en créer un dont la population, dans sa folie,
finirait par s’autodétruire avant le temps.
Créer
un monde, rien de plus facile. Encore fallait-il savoir le peupler,
puisque, le plus souvent, ce n’était donc pas le monde qui
tournait mal, mais ses habitants : dieux qui se battaient comme
des hommes ou hommes qui se battaient comme des dieux.
D’un
signe de sa main droite, Sahyani fit apparaître un globe irradiant
toutes les couleurs de l’aurore.
Sashivekalu
fit tourner le monde nouveau sur son index.
-
Bon, dit Sahyani, maintenant il faut le peupler.
Alors
il décida de laisser un instant libre cours à son imagination.
Et
le globe se peupla de créatures fantastiques, d’hybrides débridés.
Sashivekalu
s’amusait beaucoup à reconnaître les morceaux. Sashivekalu avait
parfois une âme d’enfant. Alors il aimait les dragons, les
chimères, tous ces animaux cuirassés comme des chevaliers, plus
griffus que des tigres, au mufle effrayant qui dardaient une langue
fourchue, crachaient le feu ou le poison et vous donnaient de
délicieux frissons. Il aimait bien les grands aigles, voiliers qui
véhiculaient des dieux.
Toutes
ces créatures se divisaient, se mélangeaient, se recomposaient
selon d’impossibles combinaisons dont l’unique loi était le
caprice.
En
effet, pensa Sashivekalu, ce n’était pas si difficile de créer un
monde. Et, si l’occasion m’était offerte, je pourrais en faire
autant.
Sahyani
s’aperçut qu’en définitive il n’avait rien créé, mais qu’il
se contenait de recoller des éléments pris au hasard dans le monde
habituel, c’est-à-dire dans celui de l’illusion. Il reconnut
l’œuvre de Mâya.
De
sa main gauche, par un geste enveloppant, Sahyani nettoya la planète
de toutes ces ébauches. Tandis que le globe tournait à vide sous
une lumière hésitante, Sahyani fut tenté de le laisser ainsi dans
la pureté de l’aube.
Sashivekalu
le tira par la manche.
-
Soit ! dit Sahyani. Mais comment le peupler ?
-
De singes, répondit Sashivekalu.
-
On a essayé, dit Sahyani. Ils finissent par ressembler aux hommes.
Et
il réfléchit encore, avant de se prononcer :
-
Je le peuplerai d’oiseaux de toutes les couleurs. Un monde où se
marieront l’eau et la terre, un monde miroir du ciel. Et pour loger
les oiseaux je le peuplerai d’arbres.
Ainsi
fit Sahyani.
Quand
il visita le monde nouveau, les oiseaux multicolores perchés sur les
branches et les racines innombrables des palétuviers chantaient
entre deux miroirs.
Ils
ne lui prêtèrent par la moindre attention.
Sahyani
vit que tout était bien.
* Pierre
Jean Brouillaud a publié 2 romans (éditions
Calmann-Lévy et
Robert Laffont),
4 recueils de récits, plus de 80 nouvelles. Il a traduit des
ouvrages d’art (edizioni
Vianello),
plus de 150 récits à partir de l’anglais, l’allemand,
l’italien et l’espagnol. Il a collaboré à diverses revues
françaises et étrangères, principalement en Italie (revue Futuro
Europa,
edizioni
Scudo,
edizioni
della Vigna).
Plusieurs de ses textes figurent sur le site UN(E) AUTEUR(E) DESNOUVELLES.
Il
vit à Paris.
No comments:
Post a Comment