Ezine internacional de cuentos en lengua original.

Ezine internacional de contos em língua original.

Ezine international de récits en langue originale.

Sunday, 18 September 2016

BABELICUS EN FRANÇAIS Numéro 2

(Illustration par Giorgio Sangiorgi)

Chers amis,
Nous avons le plaisir de vous présenter le deuxième numéro de BABELICUS en langue française.
Le rythme de parution prévu est de deux numéros par an.
Seront retenus les meilleurs récits et ceux qui répondent aux critères de respect des autres cultures.
Les auteurs conservent tous leurs droits sur leurs textes.
Pour permettre la poursuite et le développement du présent projet nous demandons aux auteurs de langue française qui sont intéressés d’envoyer leurs contributions au responsable de l’édition française de la nouvelle revue virtuelle: Pierre Jean Brouillaud



L’Armoire - Jean-Pierre Carrère *

Les mille bruits de la vie quotidienne me parviennent faiblement du dehors. J'ouvre les yeux : face à moi... une armoire me regarde. Interloqué, je me redresse et mon regard parcourt la pièce dans laquelle je me trouve. D'épais rideaux laissent entrer une faible luminosité. La demi-pénombre n'arrive pas à masquer la pauvreté des lieux : un papier mural, sale et déchiré par endroit, un évier ébréché dans un coin, une porte de bois à la peinture écaillée, un lit de fer vétuste sur lequel je suis assis, une ampoule nue accrochée à un plafond fissuré, un parquet de béton brut et, incongrue dans ce décor, une armoire magnifique, au chêne patiné par le temps. Adossée au mur, elle trône, émettant une aura de puissance, paraissant vivre et respirer selon un rythme inconnu.  Derrière moi, je devine une immense glace murale que je n'ose regarder. Je reste là, toute la journée, regardant fixement l'armoire, attendant je ne sais quoi. Je me souviens m'être levé pour grignoter un morceau et boire un peu d'eau. Puis, je suis revenu m'asseoir sur le lit en observant, encore et toujours, ce magnifique meuble, jusqu'à ce que, recru de fatigue, je m'assoupisse.
MARDI
  Je me réveille avec l'impression de ne pas avoir dormi de la nuit. Je reste allongé, les yeux fermés, attentif au moindre bruit : le grincement du lit accompagnant chacun de mes mouvements, le léger "flop... flop..." du robinet qui goutte, le bourdonnement confus et assourdi de la rue, les infimes craquements de l'armoire.
  L'armoire... Son corps a de la grâce et ses montants, joliment sculptés, encadrent deux vantaux d'une beauté sobre et élégante. La corniche supérieure se termine par un fronton au motif compliqué et énigmatique. Ses quatre pieds, au dessin ferme, l'ancrent solidement au sol. Au milieu du cache-entrée finement ciselé, une clef... une clef qui attise ma curiosité et me laisse présager des secrets jalousement gardés.
MERCREDI
  Je n'ai pas dormi de la nuit et le matin me surprend dans la même position et la même attente. Quelle est la finalité de la présence d'une telle armoire dans un endroit aussi misérable ? Que cache-t-elle dans son ventre ? Quels secrets recèlent ses entrailles ? Quelle monstruosité abrite-t-elle en son sein ? Je m'assieds au bord du lit et m'aperçois que je suis nu - horriblement, atrocement nu - ce qui renforce mon angoisse, mon désarroi, face à une situation que je ne maîtrise pas. La peur s'infiltre insidieusement dans mon corps. Je me recroqueville contre le lit, m'adosse à l’un de ses montants, attrape les draps pour m'en recouvrir et cacher ma honte, pour fuir mes craintes et m'isoler dans une fausse quiétude, une illusion de sécurité. Mes pensées se disloquent, je tombe dans un puits sans fond, me referme sur moi-même et me retire à l'abri des replis du néant, toujours plus loin, toujours plus profond. Calme... Sécurité... Paix... Sommeil...
JEUDI
  Je suis dans une barque, sans moteur ni rame, qui glisse dans un océan de brume, baigné d'une lueur bleue nuit, presque noire. Un profond silence entoure toutes choses. Au loin, une montagne abrupte, escarpée, approche lentement. Une puissante force me dirige inexorablement vers ces pics qui déchirent le ciel. Au sommet, l'armoire : inaccessible, mais combien attirante ! Elle rayonne de bonheur, de joie et un impérieux besoin me guide vers elle. Une voix, très haute, pure comme un diamant, mais froide, désincarnée, privée d'émotion, s'élève soudain dans les airs, donnant à mon voyage une urgence vitale. Des voiles m'enlacent, se resserrent autour de moi, m'étouffent, m'étranglent... Je me réveille en sueur, entortillé dans les draps. Je me dresse et, sans prendre garde à ma nudité, me dirige vers l'armoire. La clef est tiède entre mes doigts. Les deux vantaux s'ouvrent silencieusement sur leurs gonds. L'intérieur est vide, aucune menace n'en sort : plus de peurs, d'angoisses et de craintes. Je retourne m'asseoir sur le lit et la contemple longuement. Le soir venu, je m'en approche sereinement, entre à l'intérieur et referme les portes.
VENDREDI
  Je n'ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Malgré le manque d'espace, je ne ressens aucune courbature ni gène. Je suis serein, heureux et me sens en sécurité dans le noir qui m'enlace. Mes mains caressent amoureusement le bois poli qui m'entoure. Plus rien n'existe que moi et "ELLE". Elle me protège et me cache tendrement en son sein où rien ne peut m'atteindre. Dans cet espace clos que je peux parcourir entièrement du bout de mes doigts, je fais face à mon destin. Le passé est révolu, enfoui dans l'oubli de ma mémoire. Le futur - cette horreur qui nous traîne vers la mort - a disparu, englouti avec le monde que j'ai rejeté. Seul compte le présent et la sécurité de l'instant, dans un environnement où je suis nu, comme l'enfant qui vient de naître, et qui me berce tendrement comme le ferait la mère que l'on porte tous dans son cœur. Le temps est mort, figé dans ce moment éternel où je suis et où je me contente d'être.
SAMEDI
  Je viens de remarquer cette lueur qui filtre entre les portes mal fermées, grignotant progressivement l'obscurité protectrice qui m'entoure. De faibles bruits me parviennent de l'extérieur. N'aurais-je pas réussi à tuer l'univers en le bannissant hors de mon esprit ? Et cette faim qui soudain me tord les tripes ! J'ouvre les portes pour sortir... et les referme aussitôt. Cachée dans la glace murale accrochée au dessus du lit, une autre armoire m'épie. Une sueur glacée me recouvre instantanément. Le danger est là qui m'attends et me guette. J'ouvre imperceptiblement un des battants pour l'observer. Sous la lumière crue de l'ampoule électrique, elle parade dans son miroir, sans chercher à se cacher. Une de ses portes est ouverte et j'ai l'horrible sensation que quelque chose (quelqu'un ?) m'épie, caché dans l'ombre impénétrable. Mon regard accroche au passage le repas froid qui attend sur la table. Ma faim se réveille et la soif dévorante, qui me dessèche la gorge, devient intolérable. Je regarde à nouveau vers la glace murale : quelque chose semble bouger à l'intérieur de l'autre armoire. Je tire la porte pour me réfugier dans mon cocon, ferme les yeux pour ne pas voir l'invasion lumineuse qui s'infiltre inéluctablement, amenant avec elle un filet d'angoisse, une peur ancestrale qui me taraude les chairs.
DIMANCHE
  J'ai mal dormi. Je suis fourbu, courbaturé. L'armoire gémit et craque à chacun de mes mouvements : elle semble vouloir m'expulser, me rejeter hors de son ventre. Tapie dans l'ombre, une chose avance progressivement vers moi, s'insinue dans mes jambes glacées, remonte le long de ma colonne vertébrale en me faisant frissonner, s'approche de mes pensées intimes, de mon moi secret, pour me gober, me digérer, m'annihiler. Brusquement, je me jette hors de l'armoire et, d'un seul mouvement, plonge sous le lit. La lumière est éteinte et, malgré les douleurs d'une seconde naissance, je sens que la pénombre me cache et me protège. L'armoire s'est refermée. Elle attend patiemment, adossée à son mur. Je sors la tête de dessous le lit pour regarder le miroir. L'autre armoire est toujours là et ne semble plus menaçante. Mes craintes reculent pour se perdre au fond de ma mémoire. Je ressens un besoin de calme, de repos. Je mangerai et boirai demain.
LUNDI
  Les mille bruits de la vie quotidienne me parviennent faiblement du dehors. J'ouvre les yeux : face à moi... une armoire me regarde...


© Jean-Pierre Carrère. Reproduit avec l’aimable autorisation de ses ayant-droits

* Né en 1942 et décédé en 1994 des suites d’une cruelle maladie, Jean-Pierre Carrère travaillait à la poste. Il nous a laissé des poèmes et des nouvelles qui ont été très remarquées.
L’association INFINI (littérature de l’imaginaire) a publié en 1997 un recueil intitulé LA CORRESPONDANCE dont le texte ci-dessus est extrait. Les textes de Jean-Pierre figurent également sur le site http://planque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm




Rouge sang - Patrick Raveau *

Du sang coule sur mes mains. Des gouttes étoilent l'émail de la baignoire. Je ne me suis pas entaillé. Du moins, je ne m'en souviens pas. Et pourtant, tout ce sang sur mes mains... J'ai fait la fête hier. Complètement saoul. Pire que ça... J'ai dû draguer deux ou trois minettes, comme d'habitude, mais j'ai tout oublié ! La douche me fait du bien et chasse le sang qui continue de couler sur mes jambes et mes pieds avant d'être avalé par la bonde d'évacuation. J'ai peur. À mesure que l'eau froide ravive mes pensées, je reprends conscience. J'ai dû me blesser bêtement, comme lorsqu'on se rase de travers ; une entaille superficielle, mais qui pisse le sang. Pourtant, je n'ai aucune blessure, aucune plaie. Rien ! J'ai dû rêver.

Bon Dieu, quelle trouille j'ai eue. Me voilà sorti de ce cauchemar. Pour commencer, je me verse un verre de scotch. Non, un café. Plus tard, j'essayerai de contacter Joe. Lui saura, peut-être... La fenêtre exiguë qui donne sur Paris, est embuée. Je l'ouvre sans grande conviction. Le bleu qui jaillit dans ma chambre de bonne m'oblige à fermer les yeux tant la lumière est crue. Tout en bas, les premiers piétons commencent leur pérégrination matinale. On est à mi-juillet et, comme je n'ai pas pris de vacances cette année, j'essaye d'oublier qu'ailleurs le ciel brille et qu'une foule de veinards écoute le refrain intermittent des vagues. Je passe ma tête à travers la lucarne, emplis mes poumons d'un bon bol d'air pollué. Deux fois, trois fois. C'est un rituel qui me permet chaque jour de m'imprégner à fond de l'air parisien.
  Tiens ! De l'autre côté de la rue, une lucarne retient mon attention, une lucarne que je n'avais jamais remarquée auparavant. C'est étrange comme la mémoire sélectionne certains faits jugés sans intérêt, enregistre secrètement de tous petits détails. Quand la réalité nous dévoile ces choses que notre esprit a retenues dans l'ombre, on croit rêver. Rêver, comme ce rêve de sang... rouge. Derrière l'étroite lucarne apparaît un visage flou. J'ai l'impression qu'il appelle au secours. Puis il disparaît aussi rapidement qu'il est apparu.
 Je m'étends sur mon maigre sofa, qui date du Premier Empire, peut-être même d'avant. En son centre s'élargit, jour après jour, un trou dans lequel il m'arrive d'écraser mes mégots. Qui sait, peut-être y dissimulerai-je un jour mon magot ? Vieux garçon proche de la quarantaine, traînant de bar en bar, bardé de diplômes sans grande utilité sinon celle de pouvoir donner des cours à bon marché de temps en temps. Vieux garçon pétri de fantasmes et de rêves enfouis dans un inconscient à fleur de peau. Un type qui aurait peut-être pu mener une vie paisible si sa jeune amie ne l'avait pas quitté comme un malpropre. Vieux garçon, tout juste bon à se saouler dans des fêtes organisées par de petits bourgeois, à rédiger, le reste du temps, des scénarios tirés par les cheveux pour des magazines qui paient à la page ou, pire, à la ligne. Une misère !
 Il est encore très tôt dans la matinée. Quelques pigeons fatigués viennent picorer les miettes de pain rassis que je dépose à leur intention sur le rebord de la lucarne. Ils sont vieux et laids, mais j'aime leur compagnie. Le café est encore chaud. Je m'allonge sur mon lit. Ça va mieux. Pour accompagner la fatigue, j'ai choisi un livre dans l'immense bibliothèque qui me surplombe. Quand se décidera-t-elle à s'effondrer sur moi ? J'imagine la Une des journaux : « Il meurt étouffé sous une pile de livres. On soupçonne Victor Hugo et la somme énorme de ses écrits d'être à l'origine de cet abominable crime. »
 J'ouvre le livre. Soudain, une goutte de sang vient perler sur la page de gauche. Je lâche l'épais roman pour regarder la paume de mes mains. Elles saignent. Pourtant, je ne sens rien, pas la moindre douleur. Un cri retentit qui me tire vers la porte. C'est venu du dehors. De l'autre côté de la rue.
Je passe une nouvelle fois la tête par la petite fenêtre. Derrière la lucarne de l'immeuble d'en face, un visage de femme, déformé par la peur. Je ne connais personne de l'autre côté de la rue. Pas même une adolescente que j'aurais suivie jusqu'au pas de sa porte. Personne. Ses traits se précisent, ses yeux sont grand ouverts. Son regard est braqué sur le mien. Et mes mains saignent. Puis le sang s'évanouit une nouvelle fois. Je demeure immobile, sur le point de vomir avec une seule idée en tête : descendre me fondre dans la foule grandissante des premiers badauds de l'aurore. Derrière la petite lucarne, il n'y a plus personne.
 Je reste à scruter les environs. En vain. Le téléphone sonne. Je me précipite et décroche. Lory est au bout du fil. Sa voix rieuse semble pour une fois pleine de reproches :
Que fais-tu ? demande-t-il. Tu devrais être là.
Je ... Je... Qu'est-ce que tu racontes ?
Sacré farceur ! Tu as oublié qu'on fêtait mon anniversaire ce soir. »
Je m'en souviens bien, trop bien, et je ne comprends pas pourquoi Lory m'appelle à une heure si matinale.
Alors, insiste-t-il, tu viens, oui ou non ? Serais-tu dans les bras d'une nouvelle conquête ?
Tais-toi. Je ne comprends rien.
Allez, dépêche-toi, résonne la voix au bout du fil. Il est déjà sept heures. »
Lory raccroche. Je regarde ma montre : sept heures et quart du matin, l'heure à laquelle je me réveille d'ordinaire pour chercher un travail plus consistant. Un vrai travail ! Mais pas un dimanche, non ! Surtout après une cuite comme celle d'hier soir. Un gros nuage passe devant la lucarne, obscurcissant du même coup la chambre minuscule dans laquelle j'ai l'habitude de passer la majeure partie de mes jours et de mes nuits. J'ai encore mal à la tête. Pourtant, il me semble avoir dormi longtemps, d'un sommeil très lourd. Nous sommes dimanche et je ne m'explique pas l'appel de Lory. Nous avons fêté son anniversaire hier soir. Les minutes s'écoulent, interminables, et je ne cesse de regarder mes mains. La pendule murale lance son tic-tac obsessionnel. Il est bientôt huit heures. Du soir, du matin ?
Huit heures douze. Le sang coule à nouveau sur mes mains et le long de mes poignets. J'essaye de me souvenir. Un cri à nouveau, plus fort que le précédent. Je me lève et cours à la lucarne. Elle est là-bas, nue derrière la vitre. Les rayons du soleil s'attardent sur son corps.
Un mince filet de sang s'échappe de sa poitrine. Huit heures treize. Je continue de regarder sans rien comprendre. Une main saisit la fille à la gorge. Elle tombe à la renverse. Mes mains recommencent à saigner. Huit heures trente. Je n'ose bouger. Je sais que je ne peux rien faire. Si, une seule chose : appeler la police. Je compose le numéro en toute hâte. Le commissariat du quartier me répond qu'ils vont vérifier. Je leur demande de me rappeler immédiatement. Quelques minutes plus tard, la sonnerie, stridente. Je fais un bond.
C'est bien vous qui venez de nous appeler ?
Oui, pourquoi ?
Ne recommencez pas. C'est une très mauvaise plaisanterie...
Qu'est-ce que vous dites ? »
Je reste cloué devant le combiné sans ajouter un mot. Ils ont raccroché. Rouge sang, dans mon esprit, dans tout mon corps. Je crois devenir fou. Complètement dingue. Ce doit être ça, la folie. Croire qu'on est le matin, alors que la nuit tombe, recevoir de faux appels, ou bien voir des crimes aux quatre coins des rues. Ce pourrait être ça. À moins que... J'ai honte et j'ai peur. J'ai bien trop bu, hier soir. Pas n'importe quoi, c'est vrai ! Mais pas fumé une seule fois. Alors ? Qui aurait pu glisser dans mon verre une saloperie ? Je parviens peu à peu à me remémorer les invités. Une blonde, grande, élancée, très belle me lance des regards de temps à autre. Une petite brune aussi, aguicheuse, qui a remarqué le manège entre la blonde et moi. Une myriade d'autres visages défilent sous mes paupières. La blonde discute un long moment avec moi. Elle vient de Roumanie. Son accent est prononcé. Elle me plaît bien. La petite brune me lance des regards inquiets. Comme si elle allait perdre sa proie. Lory lui aussi me regarde, amusé. Les verres ne cessent de se remplir. La musique est forte, rock poussé à fond dans les graves. Back cave et compagnie. Puis la nuit. Mes souvenirs s'effacent d'un seul coup.

 
La pendule indique à présent dix heures. J'ai dû faire un bond dans le futur, ou bien m'être rendormi alors qu'ils m'attendent tous à cette maudite fête.
 Je téléphone à Lory. Sa petite amie me répond qu'il est déjà parti. Je raccroche, les mains tremblantes. Le temps continue de tourner, mais rien ne prouve qu'il s'écoule du passé vers le futur, rien ! Tout semble s'être arrêté soudainement. Pourtant, le temps cogne en moi. Et si j'étais en train de dormir... Je devrais être capable de me réveiller. Il suffirait alors de rêver que je mets fin au rêve. J'y suis déjà parvenu. Mais peut-être suis-je déjà éveillé ! De nouveau, les souvenirs m'assaillent. La petite brune m'a rejoint. Son décolleté est entrouvert et je peux admirer ses seins. Elle sourit et ne cesse de parler, mais je n'entends pas ce qu'elle me dit. La blonde est repartie au bar. Un grand type me bouscule, que je ne connais pas. Il me dévisage méchamment. La petite brune est avec lui. Je me dirige vers le bar. Les deux femmes se lancent des regards pleins de haine. J'ai envie de rire.

J'ouvre les yeux. Une hypothèse saugrenue me traverse l'esprit. Je suis en train de vivre un événement qui n'a pas encore eu lieu. Mais qui vient du passé ! C'est bien là, le hic! Je sens que je suis au cœur du problème. Les taches de sang sur mes mains, ces appels désespérés d'une femme qu'on est en train de blesser de l'autre côté de la rue. Je suis le seul témoin. Le sang ? Une projection de l'esprit de la jeune victime dans le mien. Non, ça ne tient pas debout. Pourtant, je ne rêve pas ! Je me souviens très bien à présent de mon retour ici, hier soir. Je... je n'étais pas seul. J'ai fait l'amour avec cette petite brune ou bien cette blonde. Mais quel rapport avec ce qui se trame là-bas ?
 Pourquoi ce sang sur mes mains ? Si rouge !

Elle est belle. Je ne l'aurais pas crue si sensuelle. Ses seins sont magnifiques. Elle se donne à moi sans retenue. Nous sommes debout, quelque peu ivres, et j'ai du mal à ne pas tomber.

Je ne parviens pas à croire que je suis sorti avec cette fille. Un cri, à nouveau, puis des bruits de pas dans l'escalier. J'essaye de sortir de mes rêveries. Je cours vers la lucarne. La pendule indique à présent deux heures et, il fait nuit ! Un cri résonne dans ma tête, j'ai mal... Le cri vient d'en bas, d'en face, de là-haut. De nulle part. La fenêtre d'en face est murée, c'est impossible ! Non, il n'y a jamais eu la moindre fenêtre, ni le moindre immeuble en face de chez moi. Juste un vieil entrepôt. Je me retourne, mes mains saignent. Les pas redoublent de force dans l'escalier. Ils entrent sans frapper. Ils sont sur moi et me passent les menottes. Je ne comprends pas. Une larme coule sur ma joue.
Le grand type de la soirée me regarde cruellement. Une femme glisse contre mon corps. Son visage est rouge comme le sang de mes mains, ses lèvres déformées par l'angoisse. Sa tête s'écrase contre la lucarne et ses yeux regardent au dehors, en face... Sur mes mains, du sang coule ! Et dans la poitrine de la petite brune que j'ai rencontrée hier au soir, une large blessure. Un policier prend la parole. Je reconnais sa voix. C'est celle que j'ai eue au bout du fil... ce matin même. Au même instant, la sonnerie du téléphone. Un message sur le répondeur, de Lory :
« Dépêche-toi, Fred, nous t'attendons. Tu vas t'en donner à cœur joie... »


© Patrick Raveau. Reproduit avec l'aimable autorisation de l’auteur
Ce texte figure également sur le site http://planque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm

* Patrick Raveau a publié une trentaine de nouvelles, de nombreux textes de poésie et des essais sur les poètes contemporains, ainsi qu’un roman de science-fiction. Il enseigne la philosophie en région parisienne.




Les coulers de l’aurore - Pierre Jean Brouillaud *

Il serait temps de créer un monde, dit Sahyani.
Son compagnon Sashivekalu, qui avait, à ce moment-là, pris la forme d’un singe, se mit à danser de joie. Sashivekalu aimait les nouveautés.
- Un monde qui dure, reprit Sahyani. Pas de ceux que les dieux sont obligés de détruire périodiquement parce qu’ils tournent mal. Au point que les dieux ont créé des cycles que l’univers traverse avant de connaître, à la fin de chaque période, la Grande Dissolution.
Et Sahyani savait bien que les hommes se trouvaient à la fin de l’âge noir, Kaliyuga, le quatrième.
D’autre part, il y avait tant de grands maîtres, prétendus sages, qui créaient des mondes pour tromper l’ennui, mais qui, trouvant leur jouet encore plus ennuyeux que le vide, le rendaient au néant.
- Est-ce que moi aussi, je veux créer un monde pour tromper mon ennui, se demanda Sahyani.
Sashivekalu fit la grimace. Il n’aimait pas que Sahyani se pose ce genre de question, car, alors, il ne faisait rien. Et lui, Sashivekalu, avait hâte de voir le nouveau monde que Sahyani lui laissait espérer. Pour l’encourager, il tourna sur lui-même à la façon d’une toupie. N’avait-il pas toujours entendu dire que les dieux créaient le monde en dansant ?
Sahyani décida qu’après tout il y avait encore place pour un monde. A condition de ne pas en créer un dont la population, dans sa folie, finirait par s’autodétruire avant le temps.
Créer un monde, rien de plus facile. Encore fallait-il savoir le peupler, puisque, le plus souvent, ce n’était donc pas le monde qui tournait mal, mais ses habitants : dieux qui se battaient comme des hommes ou hommes qui se battaient comme des dieux.
D’un signe de sa main droite, Sahyani fit apparaître un globe irradiant toutes les couleurs de l’aurore.
Sashivekalu fit tourner le monde nouveau sur son index.
- Bon, dit Sahyani, maintenant il faut le peupler.
Alors il décida de laisser un instant libre cours à son imagination.
Et le globe se peupla de créatures fantastiques, d’hybrides débridés.
Sashivekalu s’amusait beaucoup à reconnaître les morceaux. Sashivekalu avait parfois une âme d’enfant. Alors il aimait les dragons, les chimères, tous ces animaux cuirassés comme des chevaliers, plus griffus que des tigres, au mufle effrayant qui dardaient une langue fourchue, crachaient le feu ou le poison et vous donnaient de délicieux frissons. Il aimait bien les grands aigles, voiliers qui véhiculaient des dieux.
Toutes ces créatures se divisaient, se mélangeaient, se recomposaient selon d’impossibles combinaisons dont l’unique loi était le caprice.
En effet, pensa Sashivekalu, ce n’était pas si difficile de créer un monde. Et, si l’occasion m’était offerte, je pourrais en faire autant.
Sahyani s’aperçut qu’en définitive il n’avait rien créé, mais qu’il se contenait de recoller des éléments pris au hasard dans le monde habituel, c’est-à-dire dans celui de l’illusion. Il reconnut l’œuvre de Mâya.

De sa main gauche, par un geste enveloppant, Sahyani nettoya la planète de toutes ces ébauches. Tandis que le globe tournait à vide sous une lumière hésitante, Sahyani fut tenté de le laisser ainsi dans la pureté de l’aube.
Sashivekalu le tira par la manche.
- Soit ! dit Sahyani. Mais comment le peupler ?
- De singes, répondit Sashivekalu.
- On a essayé, dit Sahyani. Ils finissent par ressembler aux hommes.
Et il réfléchit encore, avant de se prononcer :
- Je le peuplerai d’oiseaux de toutes les couleurs. Un monde où se marieront l’eau et la terre, un monde miroir du ciel. Et pour loger les oiseaux je le peuplerai d’arbres.
Ainsi fit Sahyani.
Quand il visita le monde nouveau, les oiseaux multicolores perchés sur les branches et les racines innombrables des palétuviers chantaient entre deux miroirs.
Ils ne lui prêtèrent par la moindre attention.
Sahyani vit que tout était bien.

* Pierre Jean Brouillaud a publié 2 romans (éditions Calmann-Lévy et Robert Laffont), 4 recueils de récits, plus de 80 nouvelles. Il a traduit des ouvrages d’art (edizioni Vianello), plus de 150 récits à partir de l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol. Il a collaboré à diverses revues françaises et étrangères, principalement en Italie (revue Futuro Europa, edizioni Scudo, edizioni della Vigna). Plusieurs de ses textes figurent sur le site UN(E) AUTEUR(E) DESNOUVELLES.
Il vit à Paris.



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