Numéro
3 - 2018
Chers
amis,
Nous
avons le plaisir de vous présenter le troisième numéro de BABELICUS en langue
française.
Le
rythme de parution prévu est de deux numéros par an.
Seront
retenus les meilleurs récits et ceux qui répondent aux critères de respect des
autres cultures.
Les
auteurs conservent tous leurs droits sur leurs textes.
Pour
permettre la poursuite et le développement du présent projet nous demandons aux
auteurs de langue française qui sont intéressés d’envoyer leurs contributions
au responsable de l’édition française de la nouvelle revue virtuelle :
Pierre Jean Brouillaud
PIERRE-JEAN BROUILLAUD
SOUS-PROGRAMME PARADIS
SOUS-PROGRAMME PARADIS
Couloir
en gros plan. Il se creuse entre deux parois. Plongée. La perspective s'écrase.
Œil de poisson. Le couloir se fait tranchée. Les parois se précisent : verre et
béton. Travelling. Plan moyen sur la façade. L'œil cherche. Une vitre grandit.
L'œil se fait loupe. L'œil est loupe.
De
l'autre côté de la vitre, un homme devant son visiospace. Au fond de la pièce,
un réseau de lignes trace des corridors. Ceux-ci se coupent à angle droit,
dessinent un labyrinthe. Le réseau s'éclaire. Un parcours s'ébauche. Dans tous
les sens courent des flèches. Des signaux s'allument. Des lettres se forment,
flottent à travers l'espace. Le mot
VIVORAMA clignote.
-
Bonjour, Val, mon nom est Thor, dit une voix de synthèse chaude et bien
timbrée. Je suis ton compagnon pour la durée du programme. Donne tes
instructions. J'organiserai tes souvenirs selon de nouvelles séquences. Je te
composerai un passé d'emprunt. Tu pourras, à tout moment, interrompre le cours
de ton existence et lui donner une autre suite. Tu peux reprendre, repartir,
croiser, recroiser les chemins. Emmêler au point d'effacer la vraie piste. Ce
qui n'a pas été sera. Ce qui fut ne sera plus. Je peux te dispenser tous les
avenirs. VIVORAMA. Le jeu
de la vie. Ta vie. Tu la choisis. Tu la joues. Autrefois, l'homme vivait par
procuration - à travers les héros imaginaires auxquels il s'identifiait. Ce
qu'ils appelaient l'art ou la littérature, notions bien obscures de nos jours.
Nos ancêtres n'avaient pas le loisir de se mettre eux-mêmes en images, en 3D
encore moins. L'état de la technique ne le leur permettait pas. Toi, tu peux
inventer ta vie. Autant d'existences que tu le souhaites. Leur nombre n'a
qu'une limite: le temps nécessaire pour les vivre. Une faveur que te dispense
la Terre Joyeuse. Et les Servants, te délivrant de la malédiction du travail, assurent tes
loisirs. Je suis à ta disposition, Val. Qu'as-tu choisi ?
-
Le grand jeu !
-
L'amour ? A ton service. Thor te tracera le portrait de l'être aimé. Que
veux-tu ? L'amour-tempête, ses luttes, ses naufrages ?
-
L'amour comblé.
-
C'est le plus difficile.
La
voix de synthèse a pris un ton sarcastique. Elle poursuit :
-
Tu raisonnes comme le vieil homme. Le bonheur est une idée qui a fait son
temps.
-
Thor, épargne-moi ta philosophie. Tu penses trop. C'est mauvais pour tes
circuits.
-
Pardon !
-
Créons le climat de l'amour.
-
Musique ?
-
Oui.
-
Phéromone 5.
Pulsations
au synthétiseur.
Le
store se déroule, fermant la vitre. Une lumière bleue baigne la pièce dont les
reliefs s'estompent.
-
La femme, Thor, c'est d'abord un parfum.
-
A toi de jouer.
Val
pianote distraitement sur le clavier des ondes Olfa. Les senteurs se dégagent
par bouffées. Elles ne se marient pas encore. Trop sucré, ce parfum. De nos
jours, les femmes préfèrent les senteurs épicées. Un nuage de -comment
disait-on en archaïque ? de muguet.
Le parfum de cette brunette qui lui avait donné tant de plaisir. Cassiopée -c'était le parfum. Mais
comment retrouver la composition ?
Val
mélange des effluves au petit bonheur. Plus ambré ! Plus capiteux ! Pas autant.
Ce n'est pas ça. Trop insistant. Un soupçon... Là ! Il y est presque. Retrouver
la brunette. La reconstituer. Non. Passé, mémoire morte. Partir de cette autre
image, celle d'une femme rencontrée au cours de la soirée d'hier chez Cyber, le
programmeur, qui a parlé de ses nouvelles recherches sur les machines à
enregistrer les rêves, ONIRAMA.
C'est pour demain, d'après lui.
-
A toi, Thor, dit Val.
-
Je t'écoute, répond la machine. Signalement ? Cette femme, décris-moi sa
silhouette.
-
Souple. Elancée. Une créature de rêve qui ne pèse pas sur le sol. Elle vient.
Tu ne l'entends pas venir.
-
Forme du visage ?
-
Ovale assez allongé.
La
forme s'ébauche. Elle se construit à mesure mais reste transparente. Trop
légère, elle flotte.
-
Comme ça, Val ?
-
Stabilise ! Le visage plus mince et plus
long.
-
Nez ?
-
Bien dessiné.
-
Cheveux ?
-
Acajou.
-
On y est ?
-
On approche.
-Tu
peux retoucher au traceur.
-
Voilà !
-
Les yeux ?
-
Mordorés.
-
Question d'éclairage. Et la voix ?
-
Un contralto qui, soudain, se fait caresse. Mais ce qu'il y a de plus beau chez
elle, c'est son rire. Et ça, Thor, tu ne peux pas l'imiter. Tu pourrais le
synthétiser, à la rigueur. Ça te demanderait des heures de recherche pour
restituer fidèlement son éclat, tel que je l'entends dans ma tête.
-
On en reparlera.
Val
est sur le point de se lever, d'aller vers l'image qui lui sourit.
-
La fille te plaît ? Je la termine.
-
Non ! Tu l'enregistres, Thor. Et puis, pour le moment, tu l'effaces. Nous
allons choisir le cadre de la rencontre. Essentiel. Que proposes-tu ?
-
A toi de sélectionner parmi les sous-programmes. Mais inutile de te déplacer.
Tu reconstruis la pièce en fonction des goûts que tu prêtes à la belle.
Sous
les doigts de Val le décor de la chambre se transforme. Il bâtit des volumes de
lumière, les superpose, les imbrique, à la recherche d'un équilibre. Ensuite,
il cerne la pièce d'arcades, épaissit les ombres. La chambre devient un patio.
Il efface, appuie la main sur le mur. Ce n'est plus qu'un miroir d'où ses
doigts se retirent.
-
On étouffe, dit Val. De l'air ! De l'espace ! Je veux lui offrir la ville.
Mettre Jubilée toute entière au service de notre amour. Affiche-moi !
Val
se dirige vers le fond de la pièce. Il trouve sa propre silhouette un peu
lourde. Il la corrige puis se confond avec son image.
Val
marque une pause, observe ce qui reste de la chambre où il vivait. A mesure que
son regard passe, le décor finit de s'effacer et laisse pénétrer une vive
lumière. Val avance, dans le soleil d'un contre-jour matinal. L'ombre qu'il
projette derrière lui se raccourcit, s'épaissit, disparaît.
Il
ne subsiste que l'encadrement de la porte. La lumière l'inonde et bientôt
l'engloutit.
La
ville s'ouvre et se couche aux pieds de Val. Jubilée vue du ciel. Lui seul
debout, dedans et par-dessus à la fois. De lui partent toutes les perspectives.
Il est le cœur et le point d'intersection de toutes les fuyantes.
-
Bon ! dit Thor. Maintenant, il faut choisir le lieu précis de votre rencontre.
Jubilée
défile.
Quartiers
résidentiels. Le matin touche de rose le sommet des dômes de plastiglass. Les
derniers bancs de brume flottent sur le damier de la ville où alternent aires
de logement et espaces verts. A l'ouest, une grue achève de déposer une coupole
au milieu de ce qui était, hier encore, un chantier. Un autre engin de levage
déplace les bacs qui contiennent les arbres et les dalles d'artigazon composant
le jardin. Ce nouveau dôme translucide abritera un Heureux -homme de loisirs- qui aménagera lui-même son décor. Les Servants, pour leur part, occupent des
habitations transparentes, vraies maisons de verre. Ils peuvent ainsi, entre
deux travaux, entre deux méditations, embrasser du regard plusieurs quartiers
de Jubilée, capitale de la Terre Joyeuse.
Le
Forum, vaste terre-plein entouré de frontons. Constructions réduites à autant
de façades lisses, aveugles, qui servent d'écrans. Leur hauteur varie. Leurs
forme et leur ordonnancement permettent des effets de relief, de perspective,
une animation, un jeu de plans et d'échelle. Le grand fronton -20 mètres sur 15
en taille réelle- ruisselle d'images. Aujourd'hui, c'est la fin et le
couronnement de la Semaine de Gratitude.
Hommage aux Servants, 50 000
gestionnaires sur les cinq millions d'habitants que compte Jubilée. Un pour
cent qui assume toutes les tâches. Visages projetés que marque la charge du
pouvoir.
Flots
de musique dynamisante. La foule applaudit.
Val
se mêle aux spectateurs. Tiens, le réglage n'est pas au point. Il y a décalage
entre les gestes et le son. Val cherche la fille de ses rêves. Pourquoi ne
serait-elle pas dans le public ?
La
foule-image attire des passants qui viennent, par petits groupes, s'agglutiner
contre la lumière.
LES SERVANTS TRAVAILLENT POUR NOUS !
Toutes
les trente secondes, un message se superpose à la musique. Les assistants
frappent dans leurs mains.
La
foule danse. Cette fois, Thor a réglé la synchronisation. Val ne peut
qu'admirer le coulé des mouvements. Mais Thor a tout prévu. Çà et là, il ménage
un geste raté, une maladresse. Par
souci
du vrai. Du vivant plaqué sur la mécanique. A peine si la peau est trop lisse,
les yeux trop brillants, les reflets des tissus trop métalliques. Du beau
travail.
TOUS LES JOURS LES SERVANTS TRAVAILLENT POUR
NOUS PENSONS A EUX SEPT JOURS PAR AN
POUR LES SERVANTS...
Merci
! crie la foule.
Au
rythme des éclairs que jettent les fulgureurs se succèdent les projections
géantes.
Les
images regardent des images, celle de la Terre
Joyeuse, des Servants au
travail. Les yeux de ceux-ci sont des écrans où se joue en surimpression tout
un spectacle. Le front large et serein sous une frange noire, une gestionnaire
devant son organitron. Ce tableau lui permet de contrôler la production
énergétique de toute la Terre Joyeuse.
MERCI, MADAME LUMIERE!
Aux
commandes de son patrouilleur, le capitaine Gap veille à la sécurité des
frontières.
MERCI, CAPITAINE !
A
bord de son hélicoptère, un éleveur, bronzé, carré de mâchoire, survole ses
troupeaux qu'il rassemble par téléguidage au moyen du chien électronique.
Une
blonde aux pommettes saillantes dont l'oeil inquisiteur dément la douceur du
sourire. Voici Cibiste, programmeuse de la chaîne du Bonheur. Cibiste n'a qu'un mot d'ordre: vous plaire.
MERCI !
La
danse a repris de plus belle. En attendant, Val cherche une fille-image. Il n'y
en a pas de libre. Il se dirige vers un couple. Tu permets ? Le garçon,
d'aspect fragile, s'écarte. Val veut entraîner la cavalière. Il avance la main.
La fille disparaît sous ses yeux
-
Thor, tu en prends à ton aise !
Une
nouvelle partenaire a surgi devant lui. Ses cheveux ont des reflets acajou.
Elle l'invite. Il s'applique à suivre le mouvement. Elle le hisse jusqu'à son
rythme, puis l'entraîne sur un tempo frénétique.
Elle
ralentit enfin. Il veut l'étreindre.
-
Thor ! Elle m'échappe. Elle est insaisissable.
-
Tu veux que je lui donne corps ?
-
Non ! Qu'elle s'éteigne ! Tu as su recréer l'ambiance. Mais je suis las de
cette ville et de notre temps. Remonte un siècle. Sous-programme PARADIS.
-
Non disponible.
-
Cherche mieux. Oh ! excuse-moi ! J'aurais du te dire VACANCES 16.
Dans
l'exubérance des mangroves pêchent de longs échassiers blancs. Sous les
torsades et les guirlandes de lianes flamboient des oiseaux dont les tons sont
plus vifs que les fleurs, des perroquets hauts de verbe et de couleur. Leurs
chants et leurs cris étagés résonnent sous les voûtes de feuillage où des
éclats de soleil palpitent. Dans le cadre que dessinent des frondaisons
équilibrées étincelle une plage d'or et d'opale.
La
femme de ses rêves ! C'est lui qui vient
vers elle.
Elle
ne porte pour tout vêtement qu'un paréo où de grandes fleurs vertes
s'épanouissent sur fond rouge. Son corps ambré luit contre le sable blond dans
le ruissellement de sa chevelure acajou. Des vaguelettes argentées viennent
mourir à ses pieds. Gracieusement appuyée sur un coude, elle accueille par un
troublant sourire l'homme de ses rêves, puis s'allonge. Il se laisse tomber à
genoux devant elle.
Elle
rit. Cet éclat aux mille facettes, oui, c'est son rire retrouvé. Elle rit, et
les mille facettes ricochent sur la crête des vagues, scintillent à travers
l'écume. Il écoute, fasciné. Puis, lentement, il part à la découverte du
corps-paysage, par le sillon des cuisses, la vallée du ventre et les cimes des
seins.
Il
va, sous les yeux multiples et bigarrés des paons, ces voyeurs de velours, sous
les yeux bruns et verts, tendrement étonnés, des singes qui se balancent au
rythme des caresses et poussent des petits cris émus. Des poissons volants
laissent derrière eux un sillage de perles.
Soudain,
la forêt s'est tue. Elle attend. Silence épais, tendu, précédant l'orage.
Chevauchant
la houle, Val entre dans la crique. Rivages inconnus qu'il explore. Terre
nouvelle, escale et havre où planter son ancre. Il pénètre sous les racines
aériennes des palétuviers, sous les basses branches, fend l'eau épaisse et
trouble du marigot. Une bourrasque ravage un horizon de palmes.
Il
va, et son trajet est celui de la foudre. La forêt s'embrase. Autour des amants
rayonne un champ de forces.
Un
cri d'oiseau déchire l'espace. Il monte, monte, à la limite du supportable, au
suraigu, vers l'ultrason. Le ciel s'ouvre, la terre se convulse.
Séisme.
La
forêt halète.
Peu
à peu, sa respiration s'apaise.
Les
paradisiers prennent leur vol, éclaboussant de rouge le décor, tandis qu'à
nouveau les chants s'élèvent et que le soleil, perçant de toutes parts le
feuillage, paillette la forêt.
L'oeil
ébloui chavire. Les cimes dansent, basculent sur le bleu profond du ciel.
Semblable au moyeu d'une roue, le soleil tournoie dans la course de ses rayons.
Tournoie, final d'un feu d'artifice.
Enlacés,
les amants regardent le soir jouer de son orgue lumineux, promener sur leur
corps son kaléidoscope suivant les pulsations d'une musique venue des
profondeurs de l'espace.
La
nuit s'étend, bleue, verte. Elle allume des phosphorescences sur la forêt, sur
la mer et dans le ciel.
Les
amants fouillent la nuit du regard, à la recherche d'une lointaine étoile.
Arrêt
sur image.
-
C'était donc ça, Thor, le dernier paradis sur la Terre !
-
Oui, ce qu'ils appelaient un paradis, il y a un siècle.
Derrière
la plage, une porte se découpe sur la vitre du ciel.
Pierre Jean
Brouillaud, qui a exercé plusieurs métiers (enseignant, journaliste,
traducteur), a écrit et publié plus de 80 nouvelles ou novellas (courts romans)
dont beaucoup ont été traduites et ont paru dans plusieurs pays d’Europe et
d’Amérique. Il a traduit et publié quelque 150 nouvelles à partir de
l’espagnol, de l’italien, de l’anglais et de l’allemand.
Plusieurs
de ses récits et traductions sont disponibles sur le site UN(E) AUTEUR(E), DES
NOUVELLES. jplanque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm
JEAN-PIERRE CARRERE
MOURIR A L’AUBE…
Un léger bruissement, suivi par le froissement soyeux d'une étoffe, me
fait lever la tête. Elle est là, adossée à la porte, drapée dans une pèlerine
grisâtre. Un large capuchon recouvre son visage d'une ombre protectrice où je
ne discerne que le faible scintillement de deux minuscules étincelles bleues.
Appuyée sur sa faux, la mort me regarde...
Elle ressemble à l'image que je me suis forgée
d'elle au fil des ans et de mes lectures, mais je n'aurais jamais pensé qu'elle
pût être aussi petite. Je me dresse, contourne le bureau et me dirige vers
l'angle de la pièce où elle se réfugie à mon approche. Je me penche sur elle,
imbu de ma supériorité. Le mouvement de recul qu'elle fait en brandissant sa
minuscule faux, renforce le sentiment de puissance qui m'habite tout à coup.
Une étrange pulsion m'envahit et, levant mon pied au-dessus d'elle, je ne peux
m'empêcher de m'écrier, ironiquement :
« La voilà donc cette mort cruelle qui
fait trembler les hommes ! Crois-tu me faire peur ? Regarde !
D'un simple geste je peux t'écraser. »
En éclatant d'un rire sardonique, je retourne
m'asseoir et reprends tranquillement mon travail sans plus m'occuper d'elle.
Mais, n'arrivant pas à me concentrer, je commence par tendre l'oreille quand
elle remue légèrement, puis je me surprends à jeter de brefs coups d'œil au-dessus
de mes dossiers pour voir ce qu'elle fait. Je remarque alors l'intérêt qu'elle
porte à mes occupations et déplacements. Au bout d'un moment, rassurée par mon
indifférence, elle sort de son coin et commence à fureter dans la pièce. Les
heures s'écoulent lentement, rythmées par ses allées et venues, et par le
faible martèlement de sa faux sur le parquet.
La matinée arrivant à son terme, je me lève pour
aller au restaurant.
« Je vais manger, Petite Mort. À tout à
l'heure ! »
Je reviens, dès le repas terminé, et cherche
aussitôt la mort du regard. Je la trouve dans le recoin le plus sombre de la
pièce, entre l'armoire à rangement et la photocopieuse, assise dans une sorte
de nid qu'elle s'est confectionné avec du papier récupéré je ne sais où. Sa pèlerine
entrouverte laisse apercevoir son suaire, et son capuchon, rejeté en arrière,
découvre un crâne à la forme parfaite. D'une main aux os longs et déliés, elle
tient fièrement sa petite faux. Dans ses orbites couleur de nuit, j'aperçois
deux reflets qui m'observent attentivement.
« Alors, Petite Mort, je n'ai pas été trop
long ? Je vois que tu es confortablement installée... et tu me sembles en
pleine forme.
Elle fait un léger mouvement de la tête comme
pour m'approuver. Je lui souris et retourne me mettre au travail.
L'après-midi passe rapidement.
En fin de journée, je range mes affaires et
tourne la tête vers la mort qui semble s'être assoupie dans son nid. Je
m'approche d'elle et lui dis, croyant être spirituel :
« Je pars pour le week-end, Petite Mort. Ne
fais surtout pas de bêtises en mon absence ! »
Je ricane bêtement et sors de la pièce en fermant
soigneusement derrière moi. Je ne tiens pas à ce que le chat de la gardienne
puisse entrer et croquer la mort comme si elle était une vulgaire souris !
Deux jours plus tard, j'entre dans le bureau, où
flottent des relents de cigarettes froides, et m'écris joyeusement :
« Bonjour, Petite Mort ! Tu ne t'es pas
trop ennuyée ? Regarde le cadeau que je t'apporte ! Je crois qu'il te
fera plaisir. »
Je vais ouvrir les persiennes et le soleil inonde
la pièce. Je me tourne vers le coin où la mort s'est installée, mais n'y
découvre qu'un nid vide.
« Où es-tu ? Allons, n'aie pas
peur ! Viens voir ce que je t'ai acheté ! »
Je la cherche vainement en me posant de multiples
questions sur sa disparition, plus étonné qu'inquiet.
Je pose sur la photocopieuse le paquet que je
tiens à la main, m'accroupis près du nid et écarte les bouts de papier que la
mort a patiemment agencés pour lui servir d'abri. Je découvre son suaire vide,
sa faux soigneusement emballée dans la pèlerine, deux ou trois trombones,
quelques mégots, des brins de ficelle et, épars, les minuscules os de son
squelette. Son crâne roule sur le parquet et s'arrête, en oscillant légèrement
sur lui-même, avant de s'immobiliser, ses orbites creuses tournées vers moi.
Je me fige... avec l'impression que le monde
s'écroule et que ma vie s'achève en cet instant... abruptement...
définitivement...
Dans cette seconde d'éternité, je prends
conscience que la mort de celle que j'ai traitée avec dédain et suffisance, n'a
qu'une signification... évidente...
Je viens de mourir... Il y a un instant... depuis
peu... Ou peut-être était-ce hier ? Non ! Cela fait un an, dix ans,
une éternité...
Le temps n'existe plus, les souvenirs s'effacent
et se désagrègent, le passé s'évanouit dans les brumes de l'oubli...
Soudain, je me souviens... J'ai rencontré la mort
il y a... Je ne sais plus... Cela fait une éternité, dix ans, un an ...
Ou peut-être était-ce hier ?
Non ! Je suis mort depuis peu... il y a un
instant...
Et la dame à la faux est là, devant moi, si
fragile et si faible que je ne peux m'empêcher de ricaner car j'ai toujours
pensé être différent des autres... Être immortel...
Comment ai-je pu me laisser surprendre ?
Quand, à la croisée des chemins, j'ai rencontré
la mort au crâne d'albâtre, j'ai cru avec mon ego de mâle pouvoir la vaincre.
Alors... j'ai joué avec les dés du destin...
Mais peut-on tricher avec la mort ? Peut-on
la tuer ?
Aveuglé par des œillères, je n'ai pas vu apparaître
à l'horizon de ma vie, le nuage en cagoule noire et à l'épée de feu, ni les
nuées mortelles qui m'ont emprisonné dans leurs rets.
Les portes de l'éternité se sont refermées... si
tôt... si rapidement...
Je ne veux pas mourir ! J'ai tellement de
choses à faire, à voir, à vivre !
Je regarde mon squelette, éparpillé dans un
présent figé...
Mon squelette ? Ou celui de la mort !
Qu'importe !
Nos destins sont intimement liés et rien ne peut
empêcher l'issue fatale qui me tend les bras. Pourtant...
Le silence qui m'enkyste s'effiloche en lambeaux.
Des bruits diffus émergent du néant et... j'écoute...
J'écoute les infimes craquements du parquet de
bois, le tic-tac de la pendulette murale, le bruit sourd de la circulation qui
monte de la rue...
La vie !
La vie qui renaît de ses cendres...
Lentement, inexorablement, plus forte que la
mort...
À moins que ?
Peut-être n'est-ce qu'une rémission
passagère ?
Ou bien une sorte de jeu, une forme de
torture ?
Pour me faire regretter tout ce que je n'ai pu
connaître, tous mes espoirs évanouis, tous les avenirs qui m'étaient promis...
Non ! Je sens la vie couler en moi...
Elle me sort de ma torpeur, de mon immobilisme et
me fait prendre conscience de mon corps tétanisé, de mes jambes ankylosées, du
sang qui bat dans mes veines, des milliers de fourmis qui grignotent mes pieds,
de l'indécente luminosité des rayons du soleil. La lumière crue qui m'inonde
réveille mes muscles endormis, mes jambes se déplient, mon corps se redresse,
mes bras tirent les épais rideaux...
Le soleil – aveuglé, vaincu – disparaît
dans la douce et fraîche pénombre qui envahit la pièce. Mon regard accroche le
cadeau que j'ai acheté. Je le prends et en défais l'emballage, faisant
apparaître un coffret à cigarettes en forme de cercueil. Je me baisse et, tout
en marmonnant entre mes dents, rassemble les os de la mort.
« Tu vois, Petite Mort, quand j'ai acheté ce
cercueil pour toi, j'ai pensé qu'il serait plus confortable que ton nid de
papier... »
Je pose les ossements à l'intérieur du coffret en
essayant de reconstituer le squelette.
« Regarde ! Il est capitonné avec du
velours noir... C'est ta couleur préférée, je crois ? »
Je mets le crâne en place, légèrement appuyé sur
le bras gauche de la mort comme si elle dormait, puis dépose à côté d'elle sa
minuscule faux d'airain.
« Dors, Petite Mort ! Dors ! Je
vais veiller sur toi et personne ne te dérangera... »
Je referme le couvercle et, après avoir déposé le
coffret sur la table à dessin, me dirige vers l'armoire à rangement dans
laquelle je récupère une vieille boite à chaussure. J'en retire d'anciennes
bougies d'anniversaire que je dépose tout autour du cercueil et, pieusement,
les allume une à une. Je reste de longues minutes à observer la faible lueur
qui dessine d'étranges arabesques sur le couvercle de bois, puis je prends une
chaise et vais m'asseoir contre la porte d'entrée, le dos raide, les jambes
serrées, les mains à plat sur mes cuisses, le regard vide...
Le temps s'écoule... goutte à goutte...
Ma vie s'enfuit... seconde après seconde...
Dehors, le soleil s'étiole peu à peu et perd de
sa force, de sa luminosité. La pénombre s'épaissit autour de moi et le silence
m'enserre lentement dans ses voiles. Le regard rivé sur la lueur fantomatique
qui auréole le cercueil de la mort, je me laisse dériver dans l'irréel. Mes
pensées se fragmentent et s'éparpillent au gré des forces qui m'environnent...
Du remue-ménage dans le couloir, des coups sur la
porte, des éclats de voix criardes me tirent de ma torpeur, de cet espace
immatériel où mon apathie morbide m'a englué. Je me dresse et m'approche de la
table à dessin. D'une main tremblante, je récupère le cercueil et le serre
contre moi.
« Ne crains rien, Petite Mort... Tu
m'appartiens et personne ne nous séparera... »
Les bruits cessent, les intrus s'éloignent et
leurs pas se perdent dans le silence revenu...
« Tu vois, Petite Mort, nous sommes seuls...
»
Je berce le cercueil dans mes bras, comme un
enfant que l'on chérit.
« Seuls... Rien que toi et moi... »
La nuit s'étire, interminable, accompagnant mon
corps pétrifié vers son destin...
De soudaines bourrasques de vent...
Le grondement sourd du tonnerre...
Une lente ondulation qui parcourt la ville...
La peur...
La peur qui s'insinue dans mes os, envahit mes
chairs, me glace le sang et déchire mon âme...
Une peur incontrôlable... viscérale...
Face aux rideaux qui laissent filtrer les flashes
éblouissants et rageurs des éclairs, je me fige... terrorisé... Terrorisé par
la peur de mourir...
Mais je ne peux pas mourir !
La mort est là... tout près de moi...
C'est mon amie... ma compagne...
Elle m'aime et me protège...
Je sens sa présence bienveillante et sa main
– si froide ! – se glisse dans la mienne. Rassuré, je tire les
rideaux, ouvre la fenêtre et fais face aux éléments déchaînés...
L'aube commence à poindre entre les immeubles,
rampe dans les rues inondées et vient baigner d'une lueur violette le clocher,
immobile au cœur de l'orage. Le vent tourbillonne, soulevant des gerbes d'eau.
Les nuages se déchirent et découvrent un ciel qui s'éclaircit dans le jour naissant.
Guidé par la mort, je m'élance dans les cieux...
et je tombe...
De plus en plus vite...
Aspiré par le vide qui vient de s'ouvrir sous
moi...
Je serre le cercueil de la mort dans mes bras et,
pour la première fois, sa voix retentit... chaleureuse...
« Ne crains rien, je suis là... »
L'air siffle à mes oreilles, semblant accélérer
ma chute...
« Libère-toi de tes chaînes ! »
La façade grise de l'immeuble défile
vertigineusement devant mes yeux...
« Aie confiance et laisse-moi te
guider... »
La rue, scintillante sous la caresse de l'aurore,
monte à ma rencontre...
« Lève la tête et
regarde ! »
Je regarde... et l'espoir renaît...
Le nuage enlève sa cagoule noire et rengaine son
épée de feu, les nuées mortelles desserrent les mailles de leurs filets...
« C'est ça ! Tu es sur la bonne voie...
Continue ! »
L'orage s'éloigne et les premiers rayons du
soleil illuminent un ciel purifié...
« Bravo ! Tu as réussi ! Suis-moi
au royaume de l'immortalité ! »
Je vole... libre... heureux...
J'étends les bras pour planer dans l'air frais du
matin. Le cercueil m'échappe, s'ouvre... et les os de la mort s'éparpillent...
Ils tombent... tombent... irrésistiblement
attirés par les pavés luisants...
Au moment où le soleil paraît au dessus de la
plus haute tour, l'orage, dans un dernier sursaut, revient sur la ville.
Le fracas étourdissant du tonnerre étouffe le
hurlement de désespoir qui sort de mes entrailles...
Et il est mort à l'aube,
Quand vous dormiez, Madame
Dans l'immobilité du temps...
(Claude Braun, Promenade.)
Publié avec l’autorisation des ayant-droits
Jean-Pierre Carrère
né en 1942, est décédé d’un cancer en 1994. Il travaillait comme agent
technique à ce que l’on appelait à l’époque les PTT. Il a obtenu le Prix de la
nouvelle 1993 décerné par l’association INFINI (science fiction, littérature
des arts et de l’imaginaire) qui a publié son recueil LA CORRESPONDANCE en
1997.
MICKY PAPOZ
COMME UNE SECONDE PEAU
- Oui, vraiment ils vous vont
comme une seconde peau, affirma l’androïde de sa voix numérisée.
Il venait de passer une paire
de gants de couleur beige à la cliente terrienne.
- C’est un cuir très fin,
très rare, qui nous arrive de Kling, assura-t-il, c’est ce qui explique le
prix…
La femme avait regardé
l’étiquette et sa bouche accusait un pli que le vendeur effaça en lui reprenant
la main. Il lissa une nouvelle fois le gant.
- Vous verrez comme vous en
serez contente. Certaines clientes m’ont assuré que leurs mains étaient encore
plus belles après les avoir portés plusieurs fois. Mais Madame n’a pas besoin
de ça, ils ne serviront qu’à vous protéger du froid.
Laurence approuva d’un signe
de tête et conserva les gants pour continuer ses emplettes. Elle en éprouva la
douceur. L’air était vif sur Alpha IV. Par moments elle eut même très chaud.
Une sensation agréable comme si quelqu’un d’autre lui prenait les mains dans
les siennes et les picorait de baisers. Ça faisait si longtemps… Elle éprouva
un léger vertige.
Le soir, dans son hôtel,
Laurence trouva les gants d’un ton plus rosé.
*
- Que Madame se rassure,
c’est seulement un effet de la moiteur. Voyez, ils ont retrouvé leur teinte
exceptionnelle. Le simple fait de les avoir rapportés, alors qu’il fait froid.
Vous devriez vous re-ganter. A moins que vous ne souhaitiez les échanger..
- Non, vous avez raison,
répondit Laurence. Je vais les garder. Ce n’est après tout qu’un petit détail
sans importance. Je ne sais même pas pourquoi je suis venue vous ennuyer avec
ça.
*
Le soir, lasse mais
infiniment heureuse, Laurence constata que les gants montaient jusqu’à la
saignée de ses bras. Ils étaient d’un beau rouge sang. Un sourire aux lèvres,
elle les remit pour se coucher. Vers minuit, elle alluma la lampe et regarda.
Les gants modelaient déjà sa poitrine et montaient vers
son cou. La caresse, celle d’un amant, était vertigineuse, de plus en plus
enivrante, lascive. Jamais Laurence n’avait connu de telles sensations. Ses
traits se convulsèrent sous l’emprise d’une joie sauvage. Elle s’assoupit, les
narines frémissantes, certaine d’atteindre cet instant d’éternité où elle ne
serait plus jamais seule. Une seconde peau se nourrissait de la sienne, dans un embrassement absolu. La possession
était totale. Son corps ne lui appartenait plus.
On ne retrouva qu’un cadavre rongé. Pourtant, une expression de
béatitude totale baignait le visage sur lequel n’adhéraient plus que quelques
lambeaux de chair.
Auteure d'une
cinquantaine de nouvelles, de six romans, dont les derniers sont et (seront)
publiés aux Éditions Rivière Blanche.
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