(Illustration par Jean-Pierre Planque pour sa nouvelle Sous la neige)
BABELICUS
EN FRANÇAIS
Numéro
1 - 2016
Chers
amis,
Nous
avons le plaisir de vous présenter le premier numéro de BABELICUS
en langue française. Il succède à PEGASUS
INTERNATIONAL
et devrait paraître deux fois par an.
Seront
retenus les meilleurs récits et ceux qui répondent aux critères de
respect des autres cultures.
Les
auteurs conservent tous leurs droits sur leurs textes.
Pour
permettre la poursuite et le développement du présent projet nous
demandons aux auteurs de langue française qui sont intéressés
d’envoyer leurs contributions au responsable de l’édition
française de la nouvelle revue virtuelle : Pierre Jean
Brouillaud
Sous la neige - Jean-Pierre Planque *
« Tu viens toutes les nuits dans mes
rêves
/ Ton corps étendu près du mien /
Comme un nuage / comme un
câlin
/ Viens dans mes rêves... » (Anonyme)
ÉCRIRE
J’ai produit en quelques siècles une
telle masse de textes, de messages et de correspondances que je me
sens aujourd’hui non point explosé ou détruit mais harassé,
fatigué. Un poids écrase mes épaules et les meurtrit, mon dos se
voûte et implore la fin. Je ne trouve plus la force de me laver. Je
n’ai même plus le temps de caresser ma chienne ni de parler avec
mon fils, de chercher dans mon âme la force d’un moment pour vivre
un peu, je veux dire : être un homme, un être humain, ou plus
simplement une créature de Dieu... Ce serait tellement plus heureux
d’être un arbre ou une plante et d’attendre le soleil ou la
pluie, de lancer vers le ciel mes branches ou de dormir dans la
rosée.
J’écris, j’écris sans cesse... Pauvre
petit scribe inspiré par un amour qui est parti dans les étoiles.
Qui me lira un jour ? Suis-je fou au point
d’aller au-delà de mes forces ?
Mais elle est là, toujours à mes côtés,
qui me demande d’écrire, toujours écrire pour les humains.
Suis-je le dernier écrivain sur cette
Terre qu’un jour elle a quittée... ?
« Chouchou, tu arrêtes ! Tu arrêtes
d’écrire ça ! »
La main de Marie écrasa la touche Echap.
« Je ne suis pas partie ! Fais-moi
plaisir, Ange d’amour, écris en vrai. »
Que pouvais-je bien lui répondre ? Ses
doigts venaient d’effacer trois siècles de littérature…
CATHARSIS
Pierre tournait dans le salon depuis
quelques minutes.
Puis il lança sa première flèche :
« Nous n'y arriverons jamais, dit-il.
Toujours sur la brèche, sur le fil du rasoir... Comme si nous nous
étions rencontrés le matin même. Tu veux me lire, et moi je veux
te vivre. Qu’arriverait-il demain si tout se mettait à brûler ?
Tu imagines, Chérie ? Plus rien… Des enfants, nous sommes
comme des enfants, jamais contents ! Toujours prêts à se battre et
toujours à s'aimer. C'est épuisant... »
Marie soupira, repoussa la sculpture qui
naissait dans ses mains et tourna son corps vers Pierre. Son visage
s'éclaira.
« Tu es chiant, Pierre, mais je t'aime. Je
t'ai dit cent fois que j'avais envie de te battre ou même de te
tuer. L'ai-je fait ? Dans les pires moments, j'en étais incapable.
J'ai trop besoin de toi et de nous !
— Mais alors ?
— Alors, je te l’ai dit : rien n'est
jamais acquis pour toujours. Chaque jour, nous découvrons ensemble
quelque chose de nouveau. Et c'est ce qui nous fait avancer. Nous, et
notre amour. »
Pierre se leva et tourna encore dans le
salon. C'était sa manière à lui de réfléchir et de penser. Il
redressa un tableau, arrangea quelques livres dans la bibliothèque.
« Chérie, dit-il, parfois je ne te
comprends pas. C'est horrible ! Alors, c'est comme si le monde
s'écroulait. Je pleure comme un gamin dont le château de sable
vient d'être emporté par les vagues.
— Mais je suis là, non ?
— Oui, répondit Pierre. Tu es toujours
en moi. Mais quand je saisis mal ta pensée, le sens de tes paroles,
je ne sais plus. Et alors je suis triste à mourir et j’écris
n’importe quoi. J’ai même envie de tout casser !
— Chéri, qu’est-ce qui ne va pas ?
Le corps de Marie se dressa. Elle posa sa
sculpture et s'avança vers Pierre. Le paréo bleu qu'il lui avait
offert flottait autour de sa peau.
« Embrasse-moi, dit Marie. Aime ta femme
au plus profond ! »
Pierre savait sans savoir ce qu’il allait
lui répondre. Tout son corps se tendait vers la femme qu’il
aimait. Son désir d’elle le brûlait. Il regarda les flammes dans
la cheminée.
Le feu. Le feu qui brûle et épure tous
les mots.
Tous les maux…
DÉ-LIRE
Je me souviens que la couverture s’est
enflammée.
C’était épouvantable. Je me suis
précipité vers la cheminée pour tenter d’étouffer les flammes.
Mais j’étais trop faible. Ma femme venait de me secouer et même
de me frapper.
Comprenez bien : Marie n’est pas une
faible femme. Sa force est redoutable et quand elle me demande une
histoire, sa force est décuplée...
Cette fois, elle l’avait, son histoire !
J’ai trébuché, alors mon pyjama made in
Hong Kong, en soie synthétique, a pris feu. Ce fut comme si l’enfer
se déversait sur moi. J’ai hurlé. Mon corps s’est tordu en tous
sens. La soie brûlante pénétrait dans ma chair et j’ai pensé à
tous ceux que le feu avait mangés avant moi : le napalm au Viêt-Nam
et les fours dans les camps...
Marie hurlait elle aussi. Elle est sortie
du salon, puis est revenue très vite. J’ai senti le choc apaisant
de l’eau, et puis la douleur s’est calmée. Le feu s’était
éteint. Avait-elle fait ce qu’il fallait ? J’entendis qu’elle
appelait les secours, téléphonait aux Urgences...
Je ne me souviens plus très bien de la
suite... J’occupe aujourd’hui un lit dans le service des grands
brûlés du Professeur Deschamps. On m’a greffé de la peau neuve
sur les jambes, sur les bras et la poitrine. Mes mains ne sont pas
détruites, pas plus que mon cerveau. J’écris. J’écris pour
dire au juge que Marie n’y est pour rien et qu’elle a tout fait
pour me sauver. Loin d’elle, j’écris ces quelques mots et je
l’aime.
Tu sais, Chérie, je vais l’écrire cette
putain d’histoire qui te fera tomber sur le cul et dire : «
C’est lui, c'est mon amour qui a écrit un truc pareil... » Je te
le promets, même si la peau de mes jambes que tu as tant aimée
commence à sentir mauvais...
RELIRE
« Monsieur Pierre Delville ?
— Oui...
— Pardonnez-moi de vous déranger. Mon
nom est Sébastien Lenoir. Je suis missionné par la compagnie
européenne d’assurance Label and Co. C’est au sujet de votre
accident... »
Pierre hocha la tête et pinça les lèvres.
Que voulaient-ils encore ?
Il fit pivoter le fauteuil électrique.
— Venez, suivez-moi. Et... fermez
derrière vous !
Ils traversèrent un couloir, puis
entrèrent dans un immense salon meublé avec goût. Une bibliothèque
occupait tout un mur, des tableaux donnaient à l’ensemble une note
joyeuse et l’on apercevait des sommets enneigés à travers une
large baie vitrée... Sébastien Lenoir semblait impressionné par
l’homme qui manœuvrait habilement en direction d’un fauteuil
orné d’un paréo bleu. Dans la fausse cheminée, un système
hautement sophistiqué entretenait l’illusion d’un feu de bois.
Pierre se contorsionna, puis se hissa à la
force des poignets dans son fauteuil favori.
— Laissez, dit-il. Je me débrouille très
bien. Asseyez-vous là.
L’agent d’assurance s’assit. Il
ouvrit la serviette qu’il avait posée sur ses genoux.
— Comme je vous l’ai dit, je suis venu
pour vous poser quelques questions.
— Oui...
Pierre n’avait jamais été très bavard.
C’était un trait de caractère qu’on lui reprochait depuis son
enfance. Il était économe pour les mots comme pour le reste et
considérait que parler était bien souvent une perte de temps. Il
préférait écrire...
— Voilà, dit Lenoir. D’abord, je suis
heureux de constater que votre salon a été entièrement restauré
et qu’il ne reste plus trace...
— Si, s’insurgea Pierre, regardez !
Il désignait la fausse cheminée.
« Pensez-vous que je puisse supporter ça
encore longtemps ?
— Mais, vous savez bien…
— Quoi ? grimaça Pierre. Si je sais que
j’ai été brûlé ? Oh, que oui ! Pensez-vous que ça
m’empêche de vivre… Alors, un bon vrai feu de bois me
réconforterait davantage que cette horreur. Surtout en plein hiver.
Mais je n’ai toujours pas compris le but de votre visite. Tout a
été réglé, y compris avec la clinique.
— Peut-être pas, avança Sébastien
Lenoir.
— Comment cela ?
— Voyez vous, outre le fait que je sois
un modeste employé chez Label and Co, je suis aussi un fan de Pierre
et Marie Delville. Et j’ai lu tout ce qu’ils ont écrit ! »
Il tira de sa serviette un livre aux pages
écornées.
— Par exemple ce recueil, ajouta-t-il.
Dans Lire, écrire et dé-lire, vous écrivez, page 127, je cite :
J’étais trop faible. Ma femme
venait de me secouer et même de me frapper. Qu’en
pensez-vous ?
Pierre éclata d’un rire énorme.
— Vous êtes drôle ! Ai-je l’air d’un
homme battu ? Bon dieu, c’était un jeu entre Marie et moi. Un jeu
d’intellectuels. Ah, quel plaisir ! Nous avons écrit des tas
d’histoires ensemble.
Il eut un geste de dépit.
— Vous ne pensez tout de même pas
qu’elle ait tenté de me tuer réellement
?
— Franchement, non. Je ne suis pas
inspecteur de police, mais reconnaissez que si votre femme ne vous
avait pas choqué avant le début d’incendie…
— Mais c’est de la fiction, pas une
preuve ! s’insurgea Pierre. Pensez-vous que nous relisons tout ce
que nous écrivons ? Je vous répète que c’est un jeu. Un jeu
inspiré de notre vie, certes, mais… Vous voulez de l’argent ?
C’est ça ?
L’assureur eut un sourire gêné.
— Pardonnez-moi, dit-il. J’ai
simplement saisi l’occasion d’une enquête de routine pour vous
demander une faveur.
— Oui…
Pierre commençait à s’impatienter.
Marie n’allait pas tarder à rentrer du marché et ce fâcheux qui
n’en finissait pas de tourner autour du pot.
— Continuez d’écrire ensemble, osa
enfin l’assureur. Vous êtes vraiment très bons. On croit à vos
histoires croisées. On y croit tellement qu’on en finit souvent
par… douter !
— Mais de quoi ? demanda Pierre. De notre
santé mentale, ou de la réalité ?
Il sourit et actionna ses jambes virtuelles
pour se lever. Il se passerait du fauteuil roulant pour cette fois…
Merci à la filiale anglaise de Label and Co !
— Ne vous inquiétez pas pour nous,
ajouta-t-il. La sortie est par là.
Alors que l’homme se dirigeait vers la
porte après lui avoir gauchement serré la main, Pierre pensa : Elle
va aimer l’histoire du fan assureur, sûr qu’elle va aimer !
SOUVENIR
Marie se souvenait. Pierre lui avait parlé
d’un souvenir. C’était il y a longtemps...
Un homme était mort qui n’était pas
pour lui un ami, même s’il l’estimait. Non, c’était un
écrivain de science-fiction qu’il avait beaucoup lu.
« Tu sais, Chérie, disait Pierre, cet
homme-là était un visionnaire que tu devrais lire. Un visionnaire
un peu parano et schizo, mais alors... Il avait tout vu et tout
compris du monde futur, et sa culture était grande. Il citait
Saint-Augustin, était apprécié par la communauté homo de Berkeley
en Californie, s’était marié trois ou quatre fois. Dans les
interviews, il était capable de défendre une idée et, trois
minutes plus tard, son contraire. Des tas de films ont été adaptés
de ses romans. Mais le plus impressionnant, c’était sa fascination
pour les univers divergents, les réalités parallèles, et la
possibilité pour un être d’exister dans plusieurs réalités à
la fois. Ce qu’il décrivait n’avait rien à voir avec un monde
bien défini et bien carré. Il était proche du bouddhisme... »
Marie avait écouté Pierre. Elle l’avait
senti comme toujours passionné. Certaines choses l’avaient gênée,
mais elle s’était retenue de réagir. Elle avait envie qu’il lui
parle, qu’il aille au bout de sa pensée.
Pierre avait poursuivi :
« Il a donné une conférence dans une
ville de France dont le titre était, si je me souviens bien, Si ce
monde ne vous plaît pas, choisissez-en un autre. C’était presque
le slogan, plus de vingt ans plus tôt, des alter mondialistes en
Amérique du sud : D’autres mondes sont possible ! »
Pierre s’était tu, comme s’il avait
tout dit.
Alors, Marie :
« Que veux-tu me dire vraiment, Pierre ?
Parle, parle encore. Quand cet écrivain est mort, qu’as-tu fait ?
»
Elle avait voulu savoir la suite et s’était
sentie capable de le frapper pour extirper de lui ce qu’il essayait
manifestement de lui dire.
Pierre avait hésité :
« Oh, tu vas me trouver ridicule... »
Il avait longtemps regardé Marie. Il
aurait tant aimé caresser son visage et se perdre un moment contre
son corps, ne plus parler de rien. Mais il fallait parler, dire la
suite de l’histoire...
« Jeanne, ma première femme, venait de
quitter ce monde, avait-il dit. C’était elle qui m’avait parlé
de Dick. Alors, le spiritisme... »
Marie s’était énervée. Ses mains
avaient saisi le cou de Pierre sans trop le serrer :
« Je me fous de Jeanne ! Parle ! Dis-moi
ce que tu as fait !
— Oh, c’est stupide, avait répondu
Pierre comme pour s’excuser. On interroge un guéridon. On pose une
question et l’on sent un mouvement dans les mains. Il suffit de se
laisser aller. Un mouvement pour oui, et deux pour non, ou alors les
lettres : un pour A, deux pour B... On pose une question et la
réponse vient dans les mains... »
Marie comprenait mal ces choses. Elle
n’aurait jamais tenté une telle expérience qui tenait pour elle
de la sorcellerie. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de
déranger l’esprit des morts – si tant est que l’esprit survive
au corps – mais elle avait envie de savoir. Si Pierre s’était
risqué à en parler, c’était forcément important pour elle et
pour lui.
Ses lèvres avaient effleuré celles de
Pierre.
« Parle, l’avait-elle supplié. Dis-moi
la suite. Notre lit s’impatiente... »
Pierre l’avait encore regardée. Sa
bouche, son cou et ses épaules. Il avait envie de ses oreilles...
Pourquoi les lui refusait-elle ? Et puis la couette, là, pas loin.
Marie trouvait toujours les meilleurs arguments pour le faire
parler...
« J’ai interrogé le guéridon, avait-il
dit. J’ai demandé : "Que fait Dick ? ". Et
j’ai reçu la réponse : "Il écrit." Alors j’ai
demandé : "Qu’écrit-il ?" et la réponse est venue
dans mes mains : " Flamme, le feu follet ". Alors,
j’ai aimé ce titre. J’étais heureux d’apprendre qu’un
écrivain puisse poursuive son œuvre dans un autre univers. Surtout
lui ! Plus tard, alors que je ne t’avais pas encore rencontrée,
j’ai écrit Le Dernier Clochard. Il s’appelait Jack
o’ lantern, traduction de feu
follet. C’était une sorte de clin d’œil pour Dick... »
Marie sourit. La présence de Pierre était
toujours là, partout dans le salon. Même s’il était un jour
parti, il serait toujours avec elle, tout près. Lui, son amour, son
écrivain. À force de chercher, elle avait trouvé la réponse.
Elle s’était allongée sur leur lit,
avait fermé les yeux, puis avait envoyé vers lui cette pensée :
« Flamme, le Feu Follet, trois F ! C’était
le code du blanc : #FFF. #FFFFFF est le code RVB du blanc, en "toutes
lettres", mais quand tu as trois paires identiques, tu peux
utiliser la version abrégée #FFF, acceptée par la plupart des
programmes... »
Pierre avait-il reçu son message, ou
était-il à son tour avec son Dick, pris dans l’angoisse de la
page blanche ? Mort, essayait-il encore de lui écrire, et sans y
parvenir...
Elle prit le chat entre ses bras et quitta
le chalet.
La neige, du blanc à perte de vue, et le
froid qui la glaçait...
FIN
* Né
dans l’ouest de la région parisienne, Jean-Pierre Planque vit
aujourd’hui en Guadeloupe.
Jean-Pierre est bien connu pour ses récits de science-fiction. Mais il considère que le travail littéraire est toujours solidaire d’une recherche poétique et spirituelle. Il s’est essentiellement fixé pour objectif de « plonger au fond de l’imaginaire ». Nombreux sont ses récits qui ont paru dans diverses publications.Sur son site UN(E) AUTEUR(E) DES NOUVELLES il a publié, depuis l’an 2000, 334 textes de 101 auteurs qui sont disponibles. Jean-Pierre diffuse chaque jour Le Flash-infos de l’imaginaire http://jplanque.pagesperso-orange.fr/Infini/Flash.htm
Jean-Pierre est bien connu pour ses récits de science-fiction. Mais il considère que le travail littéraire est toujours solidaire d’une recherche poétique et spirituelle. Il s’est essentiellement fixé pour objectif de « plonger au fond de l’imaginaire ». Nombreux sont ses récits qui ont paru dans diverses publications.Sur son site UN(E) AUTEUR(E) DES NOUVELLES il a publié, depuis l’an 2000, 334 textes de 101 auteurs qui sont disponibles. Jean-Pierre diffuse chaque jour Le Flash-infos de l’imaginaire http://jplanque.pagesperso-orange.fr/Infini/Flash.htm
Le
syndrome du caméléon - Patrick Raveau *
Des
centaines de citadins hantent les rues. Certains exhibent leurs
tatouages de chair, tandis que d'autre cloîtrés dans des chambres
exiguës, espèrent en silence voir disparaître les dessins morbides
qui s'inscrivent sur leur peau. Mais aucun ne sait comment et
pourquoi les taches apparaissent. Les taches reptiliennes envahissent
le corps des humains, architectures de chair qui naissent sans que
quiconque ne puisse prédire à l'avance, ni leur grosseur, ni leur
destination. Tout commence par une minuscule tache brune, ensuite le
sort ou l'esprit du malade semble décider de l'aspect final de
l'écriture organique...
Je
me souviens de cette femme dont l'une des mains portait un trait fin
qui au fil de jours s'est changé en une cicatrice hideuse, et cet
homme, qui a vu se dessiner sur sa gorge un corps d'araignée dont
les pattes ont grandi et fini par enserrer le cou entier !
Nous
avons fui, là où nous avions toujours désiré aller. Loin du
tumulte, loin du bruit et des bavardages, loin des paroles haineuses,
des pensées qui se croisent et s'entrecroisent pour finir par se
graver sur la chair, comme des mots chargés de poison et de haine...
Notre
nouvelle demeure est bâtie près de l'océan. Un manteau de sable
fin recouvre continuellement les lattes de bois qui mènent un peu
plus bas, là où la dune s'efface pour laisser place à la mer.
Allongée
sur la dune, Silow enfonce ses ongles dans la chair de son serpent.
La tête et la queue forment à présent une boucle qui enserre la
cuisse de Silow, à la base de son sexe. La queue disparaît dans la
bouche de l'animal, resserrant lentement la peau de la jeune femme.
« Regarde,
fait-elle. Cette saleté va finir par étouffer les tissus de ma
propre chair... »
Elle
tente désespérément d'arracher de ses ongles le morceau de chair.
En vain. Des gouttes de sang perlent sur le corps de l'animal
minuscule incrusté dans son derme comme un diamant serti dans la
pierre.
C'est
la fin de l'été et l'eau est très fraîche, ce qui n'empêche
nullement Silow de se faire rouler par les vagues de l'océan. Nue,
la chevelure luisante d'écume, elle ne cesse de plonger dans l'océan
qui l'enroule et la rejette inlassablement sur le rivage, comme un
pantin de chiffon. D'où je suis il m'est impossible de distinguer
l'étrange serpent qui s'enracine dans sa chair, mais je sais que
Silow ne cesse de lui lancer des coups d'œil dans l'espoir qu'il
disparaisse, que l'eau vienne à bout de la tumeur animale.
Une
vague plus forte que les autres projette Silow sur le rivage. Elle se
jette sur moi, fait mine de jouer avec le sable.
Notre
fils, Pier, court le long de la berge. Le vent joue avec la casquette
rouge qu'il ne quitte jamais. La vue des rouleaux phosphorescents le
plonge dans une solitude plus grande que celle qui l'habite, jour et
nuit. Parfois, une lueur s'allume au creux de ses yeux.
Jour
après jour, le corps longiligne du serpent miniature se précise sur
la peau fragile de Silow, telle une décalcomanie morbide. Des
milliers de cas similaires ont été signalés. Des taches
apparaissent un beau jour, sur le corps, puis prennent une
orientation particulière ainsi qu'une forme, qui varient selon les
personnes atteintes.
« J'ai
peur, me crie Silow tandis que je l'enserre dans mes bras. Cette
pourriture est vivante. Je l'entends qui pulse en moi, et qui tente
de gagner du terrain à chaque instant.
-
Non, Silow. Ce serpent n'est pas tombé du ciel ! C'est toi qui l'a
créé, ton inconscient, ou quelque chose comme ça ! Cette chose
n'est pas vivante...
Une
larme coule sur les joues de Silow. La douleur sans doute, mais
surtout la peur. « C'est impossible, reprend-elle entre deux
sanglots, je n'ai jamais vu de bête de cette forme et de cette
couleur. Je n'ai pas pu l'inventer. C'est absurde ! »
Silow
se blottit contre moi. Je vais pour poser mes mains sur ses joues
quand j'aperçois soudain aux creux de mes paumes deux minuscules
étoiles, deux petites lumières noires.
Silow
tente de me prendre les mains. Je les retire brusquement. Une douleur
aiguë vrille à l'endroit où les étoiles viennent de naître.
Elles brûlent comme des bouts d'allumettes incandescentes. La
douleur est insupportable et je cours plonger les mains dans l'eau
froide. La douleur s'estompe lentement et je ne ressens plus qu'un
léger fourmillement, presque agréable...
Deux
jours ont passé. Assis sur le perron, je contemple la mer. Ce soir,
le ciel est mauve et les éclairs zébrés rayent la peinture
mouvante qui glisse au-dessus de l'océan. Comme une traînée de
sang qui suinterait d'un autre espace, silencieusement. D'un monde
dans lequel nos mains iraient et viendraient, redessinant
l'architecture d'un univers en gestation.
Silow
m'a rejoint, ainsi que le vieux couple qui vit dans un bungalow à
quelques mètres du nôtre. Pier s'est encore enfui. Hier au soir,
nous l'avons découvert, nu sur la dune, le regard fixe, comme mort.
Je lui ai pris la main. Il n'a pas rechigné, ni même tenté de
retirer sa main mais une lueur sombre s'est glissée dans ses yeux.
Nous le surprenons parfois, à la tombée de la nuit, en train
d'inscrire dans la terre humide des mots que nous ne comprenons pas.
Des dessins, pareils à de grands cercles vides, ou des cerceaux au
cœur desquels il s'amuse à jouer à la marelle. Pier sait-il ce
qu'il fait lorsqu'il se met à griffonner la terre de mots qui
ressemblent à une écriture ancienne ? Plus vieille que l'écriture
humaine... ?
William
scrute la mer, l'air dépité. Sur son torse, des balles dessinées à
la perfection pointent vers le cœur. Selon les dires du vieil homme,
elles gagnent du terrain, quelques fractions de millimètres chaque
jour... Lorsqu'elles atteindront l'organe vital, la peur sera trop
grande pour éviter l'infarctus... Peut-être exploseront-elles
réellement, en une vive douleur cérébrale précédée d'un cri
bref !
« Saloperie
! bougonne William, manquait plus que ça. »
Sa
femme, Suzanne, évite de promener un doigt tremblant sur les petits
missiles dorés. Elle sait que son époux a essuyé deux guerres et
qu'il ne s'en est jamais très bien remis ; qu'il lui arrive parfois
de gémir la nuit, de se réveiller en sueur, les yeux emplis de
larme et de sang et que la musique de bombes continue de faire des
ravages au cœur de son esprit.
« Faut
pas que je pense à elles », rumine William sans quitter la mer
des yeux. Elles sont dangereuses mais je peux les détruire. A
condition de ne pas y penser... »
Puis
s'approchant de Silow : « La mer, y a rien de mieux pour
oublier... Regardez, pointe-t-il du doigt. On croirait presque voir
des poissons ... » William prend une grande bouffée d'air pur,
se redresse fièrement, fait mine d'être débarrassé de sa peur et
marche en direction de l'eau, sans se retourner.
« J'ai
l'impression, s'écrie-t-il tandis que les vaguelettes courent sur
ses pieds, que l'eau possède bien d'autres propriétés que celles
que nous vantent les prospectus. Qui sait si elle ne relie pas
mystérieusement nos esprits entre eux ! Ouais qui sait si elle
n'est pas à l'origine des cancers qui nous rongent à petit feu ! »
Je
ne réponds pas. Ses propos ne me semblent complètement dénués de
sens. La mer virtuelle étend ses bras devant moi, majestueuse,
parfaite... Chaque matin je me laisse masser par les ondes
revigorantes de l'eau qui recharge mon corps en particules négatives.
Subtil réseau d'énergie dans lequel nous nous perdons et
renaissons, ignorant quel effet réel il exerce sur nous.
Nous
sommes restés jusqu'au crépuscule à contempler le jeu de la mer.
J'ai ensuite couché Pier, et tenté de remettre de l'ordre dans mes
idées. J'ai alors entendu ma propre voix balbutier : « L'anarchie
ne fait pas partie de leur programme... Non, au contraire, les taches
paraissent exprimer un sens caché, vouloir nous avertir de quelque
chose... »
Les
cheveux longs et noirs de Silow tombent sur mon torse imberbe. Elle
dodeline de la tête, les yeux dans le vague, caressant d'une main
rêveuse le corps fuselé de son cobra de chair. Elle me regarde et
feint de sourire. Ses yeux brillent un instant de toute la joie qui
nous unissait autrefois. Quand nous aimions unir nos corps, et que
nous tentions désespérément de les fondre en une architecture
monolithique.
« J'ai
peur, gémit-elle. Regarde le serpent, il lui manque la partie
terminale. Sa queue ! J'ai peur qu'il grossisse encore et qu'il
vienne ramper sur mon ventre pour m'étouffer peu à peu. »
Silow
éclate en sanglots. Je tente de la calmer mais je partage son
inquiétude. S'il s'agit d'un virus, il doit être doté d'une
intelligence à toute épreuve...
J'approche
mes mains du visage de Silow. Aux creux de mes paumes, deux nouvelles
étoiles apparaissent subitement. J'effleure par mégarde le serpent
de chair et je ressens une vive morsure au bout des doigts. Une
cinquième petite tache vient de naître à l'endroit même où j'ai
perçu l'étrange douleur. Mais au lieu de se développer
aléatoirement la tache se contente d'irradier, puis les autres
étoiles se mettent elles aussi à briller, envahissant peu à peu le
creux de mes paumes.
« Regarde
Silow, dis-je. Regarde ! »
Le
regard de Silow m'effraie. J'y lis toute l'angoisse et le désespoir
qui sommeillent en elle depuis l'apparition sur sa peau du minuscule
cobra. Je croyais l'amuser, essayant de montrer à quel point tout ce
qui nous arrivait relevait de la magie. Je me souviens alors de notre
première rencontre. Elle n'avait que vingt et un ans et recopiait
des vers d'un poète ancien quand je me suis penché par-dessus son
épaule, et qu'elle a relevé la tête, sans rien dire, avant de
faire mine de continuer l'étude de son texte.
Par
la suite, nous avons parlé un long moment de poésie. Nous nous
sommes revus, plusieurs fois, puis un soir, alors que la nuit était
sur le point de recouvrir le campus de sa chape noire, nous avons
fait l'amour. Sans comprendre ce qui nous arrivait, sans chercher à
déchiffrer le jeu de nos mains sur nos corps. Réceptifs aux
moindres caresses, les yeux perdus dans une nuit constellée
d'étoiles, nous nous sommes aimés, sans que rien ne vienne salir
notre liaison.
Pier
est le premier enfant né de notre union. Nous pensons souvent à
lui. Nous aimons le caresser. Dessiner des mots sur son corps, des
poèmes. L'enfant ne semble pas nous entendre, ni comprendre les
lettres qui disent toujours la même chose. Racontent toujours le
même amour.
Notre
petit Pier est dépourvu de tache. Son corps est d'une blancheur
extrême, et ses yeux d'un noir profond ne parviennent pas à
dissimuler la petite lueur, l'éclair, le soleil minuscule qui
s'allume parfois quand il contemple les vagues qui se chevauchent
inlassablement. De nombreux enfants sont nés ainsi, à l'aube du
troisième millénaire. Des enfants muets, frêles et maladifs, qui
ne communiquent qu'entre eux par des cris, des rires, ou bien par les
dessins qu’ils inventent sur le sable, ou dans la terre des
terrains vagues...
« Ecoute,
me confie Silow. Je ne peux plus supporter ce qui nous arrive. J'ai
vu des cas plus graves que les nôtres. Des gens tatoués depuis leur
enfance qui avaient vu naître au cœur de leurs tatouages d'infimes
bestioles arachnides rongeant les dessins qu’ils s’étaient fait
imprimer, autrefois. Silow réprime un frisson, prend une longue
respiration puis continue : « Si notre maladie ne cesse
d'empirer, Pier sera placé dans une institution qui ne pourra sans
doute plus subvenir à ses besoins. »
Elle
passe une main fatiguée dans sa longue chevelure et ajoute : « Je
veux me souvenir de cette première nuit où nous avons fait l'amour.
Rappelle-toi, l'odeur des pins, et la mer au loin. Nous nous sommes
sentis si libres. Plus libres que tous les enfants qui vivent
aujourd'hui dans la crainte. Dis-moi que nous n'avons pas rêvé. »
Je
l'embrasse sur le front, sur les lèvres, sur les yeux. « Non,
nous n'avons pas rêvé, le ciel était empli d'étoiles et nous les
avons cueillies, toutes ensembles. »
De
nouveaux traitements viennent d'être commercialisés. A base de
neuroleptiques associés à des pommades corticoïde. Testés sur de
nombreux volontaires, le résultat n'a pas enchanté le milieu
médical. Au bout de quelques semaines, les taches se sont
développées à une vitesse effarante, ont couvert le corps de
malades, imprimant des dessins aux arborescences étonnantes, racines
entrelacées, phasmes ou serpentins de chair...
Les
analyses biochimiques n'ont décelé aucun virus dans le derme ou
l'épiderme des malades et les cellules atteintes n'ont pas
d'anomalie génétique. Ce sont bien des cellules humaines. De plus,
la maladie ne serait pas sexuellement transmissible. J'ai peur, pour
la première fois de ma vie. Peur que nous ne mourrions l'un après
l'autre, laissant notre enfant autiste, seul, face à l'éternité.
Mais Pier ne semble pas concerné. La nuit, il lui arrive de se
sauver par la fenêtre et de ne revenir que le matin à l'aube, sa
casquette rouge sur la tête.
Chaque
jour, des centaines de patients font la queue devant des cabinets de
psychanalyste ou de psychothérapeutes. Mais les médecins, eux-mêmes
atteints, se trouvent discrédités dans leurs tentatives d'expliquer
que l'apparition des symptômes n'est pas liée au hasard et qu’elles
révèlent un état névrotique latent.
« Nous
devons nous concentrer sur les dessins, affirme un spécialiste de
renom. Ne pas tenter de les ignorer, mais en dévier le sens profond
qu'inconsciemment nous leur attribuons... Nous devons les utiliser et
en devancer le dessein final. Si une araignée se dessine sur le
corps d'un adulte, par exemple, celui-ci devra apprendre à colorier
mentalement l'animal, de façon à transgresser l'instinct morbide
qui le pousse à graver sur sa peau l'objet de ses angoisses
enfantines. Il faut jouer avec nos peurs ! » conclut l'homme,
d'un ton grave...
En
écoutant ses propos, j'ai cru un instant que mes étoiles pourraient
devenir de petites tumeurs, de vrais cancers, ou bien se
métamorphoser en de minuscules araignées qui envahiraient toute la
surface du corps et iraient jusqu'à simuler la ponte d'œufs au plus
profond du derme. J'aimerais pouvoir changer la couleur, la forme des
images, jouer avec elles et ainsi les diriger vers tel ou tel
endroit, puis par un tour de passe-passe, les faire disparaître.
Jour et nuit, j'apprends à me concentrer, à imaginer que je n'ai
jamais eu de taches, d'étoiles, et que le syndrome du caméléon
n'est qu'un leurre. Je parviens alors à tout oublier, même Silow,
même mon petit Pier...
De
son coté, Silow me raconte qu'elle imagine de vertes contrées
infinies, peuplées de chants d'oiseaux, d'arbres immenses, et
mentalement elle peint le bleu profond de l'océan sur la palette de
son esprit, le vert des collines, le mauve qui dort au fond des rubis
et l'or du soleil, de tous les soleils. Jour et nuit, nous nous
concentrons sur les vagues virtuelles de la mer et leur refrain
lancinant...
Mais
rien n'y fait ; et lorsque nous revenons brusquement à la réalité,
les formes animées sont toujours présentes, et souvent en plus
grand nombre. D'autres serpents sont apparus sur le corps de Silow.
Seconde après seconde, elle tente de contrôler l'évolution de sa
maladie, mais la peur se lit dans ses yeux, et les rares fois où
nous nous étreignons ne sont que des tentatives malheureuses pour
oublier notre cauchemar de chaque instant...
« Apprends
à dessiner d'autres étoiles, chuchote une voix en moi ; essaye de
comprendre le message qu'elles inscrivent au revers de ton âme... »
Facile
à dire... mon âme ! Quelle âme ? Celle qui me torture sans pitié,
ou bien celle qui voudrait me hisser hors du bourbier ?
Pier
scrute chacun de mes gestes tandis que je passe une main sur son
corps, cherchant la preuve qu'il est comme tous les autres enfants de
son âge. Mais il semble que les enfants comme lui soient tous dénués
de tache. La maladie ne semble pas les atteindre. Preuve éclatante
que l'esprit seul est responsable de cette farce tragi-comique.
Silow
esquisse un sourire forcé. Sur ses seins viennent de naître deux
petites vipères qui se rapprochent imperceptiblement l'une de
l'autre. Le cobra a changé de teinte. Les infimes replis de
l'épiderme de Silow miment à la perfection la peau squameuse de
l'animal.
Aujourd'hui
jeudi, Pier est revenu accompagné de sa tutrice, dont les bras nus
sont recouverts de fines cicatrices qui semblent se rouvrir. Des
larmes de sang suintent à leur bord.
Pour
la première fois, notre fils a souri. Ses grands yeux paraissent
vouloir nous confier un secret, et souvent je le soupçonne d'en
savoir beaucoup plus sur l'étrange métamorphose qui atteint chaque
jour des centaines d'individus !
C'est
au printemps que s'est produite la seconde mutation. Silow
sommeillait auprès de moi, et nous nous évitions de nous toucher,
de peur de répandre davantage les infimes morsures parsemant nos
corps. Par mégarde, en frôlant la jambe de Silow, j'ai senti sous
mes doigts un frémissement, une chaleur inconnue. Et quand j'ai
regardé ma femme, j'ai découvert que le petit animal serpentin
était à présent recouvert d'étoiles, qu'il baignait parmi une
minuscule voie lactée. J'ai contemplé aussitôt mes mains. Elles
aussi avaient subi l'étrange métamorphose. Au cœur de mes paumes,
une étoile engloutissait un petit orvet argenté !
La
peur s'est volatilisée de mon esprit. J'ai alors promené mes mains
dans la nuit comme s'il s'agissait de flammèches, de lucioles, de
lumières salvatrices, ou d'univers en plein essor.
Je
me suis rapproché ensuite de Silow. Mes mains ont caressé ses
jambes et se sont attardées sur son sexe. Longtemps j'ai redessiné
les serpents de chair irisés qui la faisaient tant souffrir. Comme
un onguent magique, la mue s'est opérée. Les serpents se sont
recouverts d'étoiles.
La
nuit s'est allumée de mille lueurs de joie, et celles-ci ont couru
sur ma peau, sur nos peaux sublimées par un désir longtemps
réprimé. J'ai senti que ce bonheur était transmissible et bien
réel ! Avec passion, Silow et moi avons fait l'amour, mais sans
avoir le réflexe cette fois-ci de nous écarter quand nos peaux se
sont soudées l'espace d'un instant, reliant deux univers
fantasmagoriques, deux paysages de chair...
« Tu
vois, ai-je soufflé à l'oreille de Silow. Quelque chose en nous a
repris le dessus. Regarde les étoiles, elles semblent digérer les
excroissances. Les inscriptions de chair ! »
Des
centaines d'étoiles s'inscrivent sur la peau de Silow qui rit aux
anges, belle comme l'aube qui ne va pas tarder. Des milliers de
galaxies en gestation s'attardent sur son sexe, son pubis, et
digèrent les arabesques entrelacées qui envahissent son ventre et
sa poitrine.
Mais
soudain le regard triste de Pier envahit mon esprit. Impassible, il
nous dévisage par la porte entrebâillée. Sans dire un mot il entre
dans la chambre, un sourire étrange fendant sa face de clown triste.
« Viens
près de nous » murmure Silow, esquissant un large sourire.
Mais
Pier ne bronche pas ; sa casquette rouge sur la tête et l'air
boudeur. Il continue de nous regarder comme l'aurait fait un chien
dans l'attente d'une geste, d'un mot précis.
"
Eh, bonhomme, viens donc me faire voir cette jolie casquette."
Il
avance d'un pas. Je le prends dans mes bras mais soudain il recule,
et ouvre la bouche, pour la refermer aussitôt.
Puis
il soulève son pyjama et nous a montre le disque noir dessiné sur
sa poitrine. Je recule, moi aussi. Silow pose la main sur ses lèvres.
« Viens, Pier, viens me faire voir » parvient-elle à
balbutier.
Pier
se met brusquement à rire, tout en se laissant faire. Je frôle
d'une main tremblante son torse mais au contact de mes doigts sur sa
peau, un vide immense m’envahit et la nuit se dilue dans mon
esprit.
Silow
se précipite vers moi.
« Ça
va ? se met-elle à crier. »
Je
ne réponds pas. Incapable de penser, de prononcer un seul mot. De
grands cercles se dessinent autour de moi, de grands cerceaux emplis
d'une lumière, noire, bleue, orangée, blanche. Lumières violentes
qui peu à peu me pénètrent, m'envahissent réchauffent mon esprit.
Lorsque
je reprends conscience, Pier n'est plus là. Il s'est échappé en
courant. Vers la plage nord. Là ou les rouleaux sont les plus
dangereux. Je me précipite pour tenter de le rattraper. Ses rires et
ses pleurs me parviennent par intermittence, brisant la noirceur qui
recouvrait encore la terre. Des yeux brillent au loin, près du
blockhaus. Mon souffle s'accélère et un point de côté me force à
ralentir.
Des
yeux illuminent la nuit comme ceux des loups. Pier se met de nouveau
à rire, puis s'arrête brusquement. Je le rejoins en boitant.
D'autres enfants dégringolent des dunes, de la mer, de partout, et
leurs silhouettes se précisent lentement. Des gamins jaillis de
nulle part, de l'océan, du sable, du ciel. Sur leurs corps
d'étranges disques sombres, plus sombres que la nuit éclairée par
un croissant de lune opale...
Soudain
les enfants m'entourent, et dessinent un grand cercle tout autour de
moi. Leurs yeux brillent comme de minuscules lunes opalescentes, et
leurs dents réfléchissent la lumières des étoiles.
De
ma main droite, j'effleure le visage d'une jeune fille nue, muette.
Pour la seconde fois, un vide immense s'empare de moi. Je regarde mes
mains. Les petites étoiles qui avaient si longtemps brillé se sont
mystérieusement éteintes. Evanouies de la réalité...
Je
tombe à terre, épuisé, mais une fois relevé, je recommence le
même manège avec un autre enfant, plus grand, presque adulte. Les
taches qui parsemaient mes bras disparaissent elles aussi,
volatilisées au contact de ma peau contre celle du jeune homme. Il
ouvre les lèvres et je sens une nouvelle fois la nuit m'envahir. Un
soleil passe en filigrane dans ses yeux, puis un rire s'échappe de
sa gorge.
D'infimes
lucioles de lumière continuent de jouer dans le feu de nos mains
allant et venant sur nos corps pour y inscrire la lente métamorphose.
Les autres enfants font de grands gestes, brassent la nuit de leurs
bras maigres mais aucun ne parle. Certains d'entre eux grognent
simplement de plaisir. D'autres enfants sortent de l'eau, nus. Leurs
yeux brillent comme s'ils avaient absorbé une lumière tissée dans
la trame océane.
Ils
se laissent glisser sur sable. Les disques sombres dessinés sur leur
poitrine dansent devant mes yeux et de grands cercles m'enveloppent,
et une fois encore je tombe à la dérive.
Une
chaîne infinie de grands cercles noirs... d'esprits muets... que la
mer relie ! Les paroles de William me reviennent à l'esprit. « Qui
sait si la mer ne joue avec nos pensées... » Oui, c'est ça,
le silence des mômes et leurs jeux, la nuit ! Les écritures de Pier
sur le sable. Les disques sur les torses des enfants, semblables à
des trous noirs que l'eau réunirait pour ne former qu'un immense
trou noir, pliant, repliant l'univers, tout l'univers. Pour ne former
qu'une trame de silence, un silence salvateur.
Le
visage de mon fils me revient en mémoire. J'ai peur. Je ne sais où
il est. Soudain, il m'apparaît. Ses yeux brillent, inversant la
lumière, avalant les mots que je ne peux prononcer, avalant mes
croyances et mes peurs. Pier est là, devant moi. En chair et en os !
Il fend le petit groupe et parvient à me prendre la main. Je me
relève lentement. La tête me tourne. Une petite fille entrouvre les
lèvres, émet un petit cri de joie, et me saisit le bras.
Nos
mains s'unissent et ferment la grande boucle, les disques noirs des
enfants muets s'assemblent, dessinent la longue chaîne qui m'est
apparue en songe, puis nous dansons, dansons, à perdre haleine. En
silence...
Une
petite silhouette se découpe au loin : celle de Silow. Elle vient se
joindre à nous, et entre dans la danse. Les animaux qui couraient
sur sa chair sont avalés par les cercles sombres des enfants.
Les
cités, villages, bourgades, les moindres ruelles sont aujourd'hui
pleines d'enfants muets. Au fond de leurs yeux, de minuscules
soleils, et sur leurs peaux, d'étranges disques noirs. Sur les
nôtres, les stigmates d'une maladie en plein essor se confondent aux
étoiles que des individus comme moi ont eu la chance de produire,
afin d'en recouvrir les corps marqués par toutes sortes de fantasmes
morbides...
Le
ventre et la poitrine de Silow sont couverts d'étoiles, et son
serpent n'est plus qu'un mauvais souvenir. Nous aimons nous enlacer
et faire courir les lumières sur nos corps. Puis lorsqu’un enfant
silencieux s'approche de nous, nous posons ses mains sur son torse
pour apprendre à pénétrer son silence, et commencer à aimer ce
qu'il y a de plus vide en lui, ce secret qu'il couve depuis toujours,
cette richesse infinie !
Le
vieux William marche à ma rencontre en titubant. Il ne cesse de
transpirer, tout en tirant fiévreusement sur sa pipe. Les balles
encerclent le cœur et j'ai peur que d'ici quelques heures ou même
quelques minutes, elles s'en aillent percuter l'organe vital. Le cœur
imaginaire. Suzanne serre la main de son mari. Elle aussi a les yeux
rivés sur l'étrange métamorphose qui s'opère dans le corps de son
époux.
« N'aies
pas peur, semble-t-elle lui murmurer du regard. L'enfant sait ce
qu'il fait...
— Quelques
secondes, soupire le vieillard. Je ne résisterai pas à
l'explosion.
Puis
William tire une longue bouffée sur sa pipe usée, lance un coup
d'œil vers la mer, essaye de se calmer. En vain.
« Faut
en finir, gémit-il. Plus un instant à perdre. Je les sens, comme si
on me les avait greffée, ces pourritures. Faut qu'elles fichent le
camp... et qu'elles me laissent tranquilles. »
Les
petites balles fuselées sont presque incandescentes et William sait
qu'il risque de mourir d'un instant à l'autre. C'est le moment
d'opérer. Je pose les mains sur les missiles pleins de poison mental
qui infectent sa poitrine, je ressens soudain une étincelle d'amour
qui se change bientôt en un bouquet d'étoiles, et l'explosion qui
aurait dû avoir lieu, n'est plus qu'un feu d'artifice qui naît en
chacun de nos esprits. Minuscules soleils qui courent sur nos peaux,
en nous, autour de nous, partout dans l'univers.
Pier
le regarde. Je crois discerner une lueur d'amusement dans ses yeux
mais je n'en suis pas certain... Le vieux William sait que
l'opération n'est pas terminée, et qu'il doit à présent apprendre
le silence et le vide. Il approche alors ses mains du torse de Pier
et une joie immense nous remplit tous les trois. Sa femme pose elle
aussi une main tremblante sur le cercle noir, et ferme les yeux...
Un
second serpent est apparu sur le visage de Silow, minuscule orvet que
chaque soir je m'applique à caresser, à l'aide de mes deux mains
emplies d'étoiles. Et chaque soir Silow réapprend à emplir son
esprit du silence que tisse notre fils. Chaque soir nous apprenons
ensemble son langage en caressant son corps.
William
vient me rendre visite chaque matin, et durant de longs moments nous
nous laissons masser par les rouleaux que tisse inlassablement la
mer. Le vieil homme s'amuse ensuite à faire naître de petites
étoiles aux creux de ses mains puis rentre chez lui et passe de
longs moments à caresser le ventre de Suzanne afin d'effacer la
vilaine cicatrice qui est apparue sur son ventre.
Silow
m'attend, nue, roulée dans l'épais manteau de sable. Ses yeux
dissimulent un grand soleil sombre. Pier insouciant, court avec
d'autres enfants sur le rivage, dessinant de la pointe des pieds de
grands cercles qui se coupent, se recoupent.
Au
loin, la mer tisse sa trame, sans répit.
(Ce
texte figure également sur le site
http://planque.pagesperso-orange.fr/nouvelles.htm)
* Patrick
Raveau a publié à ce jour une trentaine de nouvelles dans des
magazines de fiction et de fantastique, notamment aux éditions
Denoël.
Il
a publié également de nombreux textes courts, poésies, aphorismes,
ainsi que des essais sur des poètes contemporains, (Adonis, Yves
Bonnefoy Max Alhau, Daniel Leduc, etc.).
Premier
prix du concours de la nouvelle de fantastique organisé par
l’association « Infini »
en 1994 avec « Mémoire
du vent »
et publication d'un court roman de science-fiction « L’ultime
songe de la cité »
publié aux éditions Destination
crépuscule.
Prix
Georges Perros 1995 pour le recueil : « Second
versant de la lumière ».
Plusieurs recueils de textes poétiques ont été édités, dont
trois aux éditions l'Harmattan : « Paroles
en ce pays muet »,
« Dans
la brûlure des jours, « Chemins
naissants »,
« Feux
de lumière tardive ».
Son
roman de science-fiction Hydriss
est paru en 2013 aux éditions Asgard
Il
enseigne actuellement la philosophie en région parisienne (Poissy).
La Reponse - Jean Pierre Brouillaud *
Monsieur
le Secrétaire général, depuis le temps que nous interrogeons
l’espace, nous avons enfin reçu une réponse ! A vrai dire,
nous n’avons pas encore identifié la planète qui est à l’origine
du message. Oh ! Oui, monsieur, tout à fait intelligible… En
anglais, naturellement, avec quelques fautes de syntaxe.
Encourageant ? Vous jugerez, monsieur… Ils disent… C’est,
euh, une traduction provisoire… Voici, monsieur le Secrétaire
général…. Hum ! Je cite :
Nous
savons qui vous êtes
Homo
prétendument sapiens sapiens
la
seule espèce qui ait torturé et assassiné son dieu
qui
souille son nid et détruise son habitat
qui
prétend saloper son unique satellite
Vous
étiez conditionnés pour faire de grandes choses.
C’est
loupé.
Une
expédition est partie du point X de l’univers. D’où plus
précisément, vous n’avez pas à le savoir. Vous êtes son
objectif. Elle vous atteindra dans quinze de vos années.
Si
vous n’avez pas d’ici là fini de détruire votre planète, elle
mettra de l’ordre dans votre pétaudière.
Vous
n’êtes pas fréquentables. D’ici là fichez -nous la paix.
Ce
message n’appelle pas de réponse.
Fin
de citation
* Journaliste
puis traducteur, Pierre Jean Brouillaud a publié depuis 1962 2
romans (éditions
Calmann-Lévy et
Robert Laffont),
4 recueils de récits, plus de 80 nouvelles ou novellas
dont beaucoup, traduites, ont paru dans différents pays. Il a
traduit des ouvrages d’art et d’histoire (edizioni
Vianello),
plus de 150 récits à partir de l’anglais, l’allemand,
l’italien et l’espagnol. Il a collaboré à diverses revues
françaises et étrangères, principalement en Italie (revue Futuro
Europa,
edizioni
Scudo,
edizioni
della Vigna,
notamment). Un certain nombre de ses textes figurent sur le site
UN(E) AUTEUR(E) DES NOUVELLES.
Il
vit à Paris.
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